Au soir de sa vie, le poète François Cheng nous donne un livre autobiographique précieux : Une longue route pour m’unir au chant français. Longue route, en effet, que celle qui l’a conduit d’une Chine dévastée par la guerre, en France, avec sa naturalisation, en 1971, et son entrée à l’Académie Française en 2002.
Né le 30 août 1929, d’une famille de lettrés, l’enfance de François Cheng est marquée par les guerres les plus atroces : « l’irruption du mal radical… phénomène humain impossible à contourner » qui le marque à jamais. Un jour d’été, néanmoins, dans la montagne, alors que sa patrie est à feu et à sang, et sa famille, déjà, sur la route de l’exode, le sentiment de la beauté comme présence salvatrice l’étreint, au bord d’un lac : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé…» Ainsi commence une vocation poétique exceptionnelle. Ouvert à la littérature occidentale, aux poètes anglais (Shelley) et allemands, il écrit un poème, «L’Eau», seul bagage qu’il emportera de son pays et qu’il gardera comme un talisman. En 1948, alors que sa famille émigre aux Etats-Unis, il décide de rester à Paris. Il ne parle pas un mot de français. L’idée d’exil s’installe en lui, avec cette évidence : « La terre française sera ma terre, la langue française sera ma langue ». Années de dénuement. Années d’émerveillement, « prélude à des épousailles définitives ».
Au quartier latin, en 1953, il apprend le français dans la littérature. La bibliothèque Sainte-Geneviève, les bouquinistes lui offrent, accessibles à sa bourse, Baudelaire, Rimbaud en qui il voit « son frère français ». Rilke, surtout, ouvre à son âme la voie orphique, dans laquelle il trouvera, plus tard, un lien profond avec la poésie chinoise. Des rencontres providentielles vont de pair avec les lectures. Gide, Guillevic, Tzara, Vercors avec lequel se noue une grande amitié, Claude Roy, Seghers. A Montparnasse, il rencontre des immigrés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique. Et quelques rares figures d’Asiatiques. Une rencontre le marque à jamais, celle du jeune Coréen, Frank Lee. Venu de Corée, en 1930, dans l’espoir de devenir musicien, il finit pendu, désespéré de sa solitude.
Dans les années 60 qui voient l’essor du structuralisme, Cheng s’ouvre à la pensée occidentale. Il fait des traductions remarquées mais il est sans diplôme universitaire. Grâce à Julia Kristeva néanmoins, L’écriture poétique chinoise paraît en 1977. Intenses années de rencontres et de travail avec Berger, Greimas, Demiéville, Lacan. Mais, pour lui « la vraie vie est ailleurs ». Venu de la Voie, il sait qu’il ne pourra se dérober au choix vertical de la voie christique, ouverte par Rilke, qui est une voix incarnée. En 1979, grâce à l’éditeur généreux Jean-Pierre Sicre, il fait connaître à un large public la peinture chinoise. Cheng communie alors, pleinement, à notre langue, et entre définitivement dans la voie de la poésie. Il fait la connaissance de grands poètes : Pierre Emmanuel, Henri Michaux et Yves Bonnefoy. Il constate le rythme ternaire de parution de ses recueils, dit son amour pour le quatrain— le jue-ju en chinois—et pour la musique des mots français. En 1998, quelle émotion ! Invité à l’université de Pékin par le département français, il fait, en chinois, une série de conférences. Défi, mais surtout « mission sacrée » que d’apporter à un jeune public des concepts décapants qui leur sont étrangers !
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L’oeuvre et la pensée de Cheng concerne notre actualité par la place accordée à la mort comme accomplissement de la vie — à une époque où la mort est évacuée sans procès — tout autant qu’à celle de l’âme, passée de mode. Par la notion, essentielle, de dialogue entre cultures, quand « la part la meilleure d’un pays renvoie à la meilleure part de l’autre ». Par la considération de l’amour relié au divin, victorieux de tout. Par l’amour de cette langue française qui « a fait son destin » et dont il parle comme personne.
Quel écart plus grand, en effet, que de passer « d’une écriture idéographique de type isolant, à une écriture phonétique de type réflexif, fondé sur l’alphabet » ? Déraciné, et ré-enraciné dans un acte « de nommer à neuf les choses », François Cheng n’aura jamais abandonné la langue native qui l’a nourri ni la pensée chinoise qui irrigue sa création. Il n’aura jamais oublié non plus la leçon donnée par Frank : c’est par une langue que l’on s’intègre dans un pays. Très sensible à la musique des mots et des phrases, on l’a dit, il analyse le génie de cette langue d’intégration qu’est le français, faite d’exigences : « exigence syntaxique d’une structure charpentée et ramassée, exigence de précision et de justesse dans les nuances ». Et de la comparer, lui qui est anglophone, avec l’anglais de « communication » qui a cours en ce moment. Refusant le structuralisme comme conception matérialiste du monde, il parle en sémiologue des mots comme « d’êtres de chair et de sang ».
Sur son épée d’Académicien, il y a un lys et un bambou. Les bambous élèvent très haut leurs panaches verts et gracieux. Modèles de fidélité et de courage, de persévérance, de bonheur et de sérénité, ils émettent, par grand vent, un son plein de mystère. Cher François, qui avez choisi votre prénom parce qu’il contient le mot « Français », ceux qui vous connaissent disent l’énigme familière que vous êtes pour nous. Votre exotisme, pour tout dire. Ils aiment votre voix lente, mesurée et appuyée. « Je n’ai rien d’un sage et je ne cherche pas à l’être », dites-vous. Certes ! Mais vous êtes calligraphe. Comment oublierais-je que vous m’avez envoyé, en réponse à un de mes recueils, un poème recopié, de votre main, assorti d’une calligraphie ?
François Cheng, Une longue route pour m’unir au chant français, Albin Michel, 2022, 252 pages, 17,90€.
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