Comme les dentistes, la gauche a toujours été experte en amalgames. Toute la gauche, hélas, et de tout temps. Pas seulement la gauche morale en peau de lapin, celle de Zola ou Ségolène, dont le pathos apitoyé et pitoyable est l’ultima ratio ; mais aussi ma gauche rock n’roll à moi, celle qui meurt trop peu dans son lit, celle des Gracques, de Saint-Just, d’Eugène Varlin et Rosa Luxemburg. Oui, ma gauche à moi n’a pas été avare d’amalgames abjects. Sans même parler du stalinisme, ma gauche, durant la Terreur, avait pris l’habitude de glisser à dessein dans la même charrette pour la guillotine, escrocs, assassins et adversaires politiques. Mais à la décharge des uns et des autres, ces délires agrégatifs étaient ceux d’époques paroxystiques. Comme disait le poète qui voulait un Guépéou : « C’était un temps déraisonnable / On avait mis les morts à table / On faisait des châteaux de sable / On prenait les loups pour des chiens. » On n’oubliera donc pas que les gens qui en arrivèrent à de telles extrémités s’assumaient précisément comme extrémistes et que ceci explique peut-être cela. Mes circonstances atténuantes valent ce qu’elles valent, et je ne vous en voudrai pas plus que ça si vous n’achetez pas.
En revanche, je ne vois absolument pas quelles excuses on peut trouver aux sociaux-libéraux grand teint, ou aux humanistes chichiteux qui se lancent dans ce genre de confusionnisme délibéré. Le Parti socialiste a présenté cette semaine un Livre noir sur les libertés publiques, censé dresser le bilan exhaustif des menées liberticides de Nicolas Sarkozy. Plus précisément intitulé La France en libertés surveillées, cet ouvrage coordonné par Marie-Pierre de la Gontrie, secrétaire nationale du PS « aux libertés publiques et à la justice », s’organise, nous dit-on, autour d’un abécédaire composé de 89 mots-clés – de A comme ADN à Z comme Zones d’attente). Idéologiquement, ce Livre Noir s’organise autour d’une volonté d’amalgame chimiquement pure. On vient d’inventer sous nos yeux le social-mélangisme !
On passera vite sur l’amalgame directeur : le portrait du président en apprenti dictateur. Nos libertés menacées, notre République en danger[1. Et je n’exagère pas: ainsi le rassemblement du PS dimanche prochain au Zénith a pour nom Le Printemps des libertés, et pour slogan Pour la défense de la République !], c’est tout la faute à Sarko. Elle est pas simple, la vie ?
On est sidéré de voir à quel point la gauche incapable – et peu désireuse – de se frotter au sarkozysme idéologique, en particulier en ce qu’il a de novateur à droite, préfère cibler l’homme, foncièrement pervers et forcément pétri de mauvaises intentions. Cet évitement du réel, et donc du choc politique frontal, signe une volonté de non-rupture sur les questions décisives (économie de marché, protectionnisme, Europe, diversitude…), ça vaut donc la peine qu’on prenne le temps d’y revenir en profondeur une autre fois. On soulignera tout de même au passage que cette personnalisation viscérale fait écho à l’antiberlusconisme qui tient lieu de plat unique à la gauche italienne depuis vingt ans, avec le succès qu’on sait. Ici comme là-bas, la gauche politique –toutes nuances confondues – fonce droit dans le mur en pensant contourner l’obstacle.
Un seul coupable donc, mais la liste de ses méfaits est abondante. Pas une de nos libertés fondamentales ou supposée telle n’échapperait au hachoir sarkozyste. Et pour le prouver, Marie-Pierre de la Gontrie n’hésitera pas à tout triturer, à tout mélanger, bref à prendre quelques libertés. Un exemple parmi des dizaines d’autres de ce social-mélangisme : pour prouver que le droit à l’avortement est menacé, on excipera du décret n°2008-800 du 20 août 2008, lequel dispose que « l’acte d’enfant sans vie est dressé par l’officier d’état civil sur production d’un certificat médical mentionnant l’heure, le jour et le lieu de l’accouchement ». Ce qui était une revendication ancienne de certains parents d’enfants mort-nés devient chez nos amis socialistes une remise en cause radicale de la Loi Veil. Fallait y penser…
Mais on n’a pas encore touché le fond. Ou plutôt si, on touche le fond du problème, du pataquès méthodologique quand Mme de la Gontrie stigmatise le « triptyque ravageur » qui nous menace tous : « le traitement répressif de la précarité, l’étouffement généralisé des contre-pouvoirs et l’instauration d’une société de surveillance » (page 11). « Dans cette optique, le recours à la mise hors-circuit, c’est-à-dire à l’enfermement, se généralise » (page 12). Essaierait-on par hasard de nous suggérer que les pauvres (« la précarité ») et les magistrats ou les journalistes (« les contre-pouvoirs ») sont en bloc menacés du goulag par l’arbitraire sarkozyste ? Ben oui ! La preuve, page 14 : « Les mesures prises contre les prostituées, les gens du voyage, les ravers ou les SDF avaient toutes en commun non de régler des situations de conflit ou de différend entre parties, mais simplement de remettre dans le droit chemin, de normaliser des individus qui s’éloignaient des usages communément admis de la société. (…) Si la tendance à la répression et à la stigmatisation des classes supposées dangereuses s’est poursuivie, notamment pour les jeunes, les étrangers et les sans-abri, si la délégitimation et l’entrave à l’action des défenseurs des libertés a pris un nouvel essor, l’ensemble des garde-fous républicains face à l’autoritarisme est désormais menacé. Magistrats, enseignants, journalistes, élus subissent désormais les foudres d’un pouvoir qui souhaite avoir les deux mains libres. » On croyait qu’il n’y avait que quelques blogueurs décérébrés pour confondre Nicolas Sarkozy et Nicolas Ceaucescu… Eh non !
Ce ne sont là que quelques citations extraites de l’intro. L’ambition générale est d’ériger le tout-répressif sarkozyste en catégorie philosophique. Une fois ce tour de passe-passe acquis, on mélangera les interpellations de manifestants qui ne peuvent plus faire de bruit pendant les discours présidentiels et les prisons pleines à craquer, on assimilera l’homophobie à Edwige. On projettera le fantasme d’une société orwellienne (au sens de la vulgate journalistique) sur la tendance lourde sécuritaire de la société – en oubliant juste de se demander pourquoi elle si largement consentie par les Français d’en bas. Plutôt que de faire de la politique, le PS relooké An II proclame la République en danger (tout en flétrissant le jacobinisme comme liberticide, mais on n’en est plus à une contradiction près…). L’appel au peuple n’étant ni dans ses vues, ni dans ses moyens, Solférino en appelle aux mânes des grands ancêtres. Pas Jaurès ou Blum, cette fois, mais plutôt les grands cadavres chics du structuralisme : comme le disco qui lui fut contemporain, la french theory revient en force ! Marie-Pierre de la Gonthrie cite à tout va son Bourdieu (c’est à lui qu’on doit la métaphore, plusieurs fois réquisitionnée dans le Livre Noir, du pouvoir qui veut avoir « les deux mains libres »). Mais l’ensemble sent encore plus fort son Derrida (tout ce qui est minoritaire, exclu et illégal est forcément porteur d’espoir) et surtout son Michel Foucault, sans trop le dire mais en le disant quand même avec la référence répétée dans le texte aux « classes dangereuses ». On nage en plein délire, issu tout droit d’une lecture cursive – et honteuse – de Surveiller et punir. Pour les besoins de la cause, on mélangera donc allègrement l’interdiction du don de sang pour les homos avec les interventions des flics contre les grévistes.
Comme toujours au PS, le nœud du problème est sociétal (faut protéger les fous, les SDF, les journalistes, les parlementaires, les juges et les toxicos) ; les ouvriers, on s’en fout, ou disons qu’on leur fera l’honneur de les considérer comme une minorité opprimée, au même titre que les prostitué(e)s ou les punks à chiens.
Travelos, prolos, même combat : le livre Noir du PS, c’est Michel Foucault expliqué aux masses par Jean-Pierre Foucault.
« C’est une analyse malheureusement froide des faits » a commenté Martine Aubry, lors de la présentation du Livre Noir à la presse. C’est presque vrai, Martine, à une nuance près : le Livre Noir, c’est une analyse malheureusement givrée des faits…
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