Yves Charnet, écrivain sur le fil, nous embarque dans une valse à mille temps avec son dernier récit chantant Le libraire de Gambetta aux éditions Tarabuste.
N’attendez aucune linéarité dans son récit, aucune malice ou combine d’auteur pour darder le suspense, aucune prévenance… Yves Charnet, écrivain à quai, Toulousain d’adoption, Ligérien d’errance, normalien d’instruction, est un dissident. Il pratique une littérature des contre-allées, hors les murs, des chemins de halage, qui ose s’aventurer dans le friable et le désenchanté, le maudit et la nostalgie tenace. Le rance ne lui fait pas peur. C’est à la fois écorché, sans rédemption possible, le lecteur est happé par ses récits autofictionnels, il titube à ses côtés, mais aussi féérique, le mot n’est pas exagéré, de convulsions poétiques et de sincérité outrancière. Charnet déjoue tous les bonimenteurs de l’édition qui promeuvent depuis tant d’années maintenant des textes propres, javélisés de toutes mauvaises intentions, expurgés de leur jus libérateur, fainéants dans leur forme et inaudibles dans leur écho.
Avec Charnet, ogre narcisse aux pieds d’argile, l’écriture reprend possession de la page blanche. Elle lui dicte enfin son désespoir. Il y a évidemment la fureur sur le mot jusqu’à sa défiguration et le staccato des possédés, ce rythme qui vient se fracasser sur les récifs des sentiments. Il faut lire Charnet pour réinitialiser son propre moteur de recherche et s’affranchir d’une narration bouchonnée. Le lire régulièrement remet en place les fausses hiérarchies de notre métier qui encensent souvent les ânonneurs et les truqueurs. Dans son dernier livre Le libraire de Gambetta aux éditions Tarabuste (Comment l’appeler ? Le définir ? Récit déconstruit, ode, mélopée, traité d’amitié et d’aigreur, souvenirs amers, exégèse de l’échec etc… ?), le « petit bâtard des bords de Loire » nous parle d’une amitié singulière avec Christian Thorel, figure de proue d’une librairie indépendante, tuteur taiseux et tutelle d’infortune, de ce commerçant non essentiel qui demeure le refuge des âmes seules. « Sans lui cette ville ne serait pas la même. Cette cité. C’est le centre de Toulouse. Ombres Blanches. Vous l’appelez souvent le Nautilus. Ce navire en papier. Et l’homme, c’est le capitaine Nemo. Le capitaine Achab. Vous l’appelez Christian. Parfois Toto. C’est un point d’appui pour vous. Un point de repère. Vous le considérez. Comme un sorcier des signes » écrit-il. « On ne parle pas de cul avec Christian Thorel. Pas de bouffe non plus. Mon ami boit du Coca Zéro. Avec des sushis sans sauce » prévient-il.
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Charnet travaille sur le motif du libraire, tente de dessiner son contour, ne tait pas sa tristesse quand celui-ci omet de le citer dans un ouvrage et de son inextinguible besoin de reconnaissance qu’il qualifie de « maladie orpheline ». « La Bâtardise. C’est un mal incurable. Un cancer de l’identité. Je fais partie des nés troués » ajoute-t-il. Voilà pourquoi j’aime cet écrivain-poète, car il donne un accès direct à son fil conducteur, sans omettre les blessures, les foucades, les joies intenses ou les écorchures du quotidien. Et puis, il a su créer avec ses lecteurs, une forme de compagnonnage au long cours, on le suit de Nevers aux rives de la Garonne, de Nougaro à un dernier verre au Danton, de SUPAERO à Michel Sardou, de la mort de la mère à la tombe du géniteur, d’Ulm au Capitole, cette tapisserie sans fin n’est jamais ridicule, jamais geignarde, jamais convenue, jamais artificielle, elle « s’encre » en nous.
Et combien j’aime encore plus cette distorsion de la langue, le jeu taquin sur la graphie, les audaces stylistiques que seuls les grands artistes peuvent se permettre sans craindre le ricanement. On retrouve dans ce récit superbement dépenaillé, tout l’humus de Charnet, les figures qui dansent dans la nuit, Gabin, Sautet, Ventura, Delon, les voix d’outre-tombe, Dalida pleure et l’adoubement du maestro Lama, la tristesse des HLM, les confinements attentatoires, cette province qui étouffe et construit, la religion du livre inculquée aux bons élèves méritants et les peaux caressées qui retiennent la nuit. Dans cette déclaration au libraire de Gambetta, l’ancien éditeur Denis Tillinac, réfléchit en effet miroir. « Je faisais, avec cet inénarrable anar, mes universités buissonnières. Rabelais, Blondin, Audiard. Je prétendais, les grands soirs, que la dynamite était bonne à boire » nous confie-t-il. Les deux mêmes faces d’un milieu éditorial qui n’existe plus.
Le libraire de Gambetta de Yves Charnet – Tarabuste, 2023. 184 pages.
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