La doxa qui s’est finalement installée, comme cadre explicatif convenu des émeutes, est celle d’une poussée de violence de nature délinquante, dont les auteurs, essentiellement Français, seraient «des jeunes». Et si l’affaire était tout autre? Et, si, par exemple, pour ceux qui les commettent, leurs actes étaient légitimes, au sein de l’horizon dans lequel ils se situent, où le «devoir de vengeance» est une obligation centrale au sein du système de coordonnées culturelles en sécession par rapport à toute possibilité d’intégration?
Les émeutes de juin 2023 constituent un symptôme majeur des évolutions en cours dans la société française. Sur ce point, tout le monde est d’accord, sauf ceux qui gardent la tête dans le sable, même si, au delà, les interprétations sur ce qui s’est réellement passé divergent radicalement. Différentes approches sont possibles, politiques, à partir des opinions de chacun, idéologiques, sur la base de croyances et de conceptions du monde, communautaires, si on privilégie un groupe d’appartenance, sécuritaires ou économiques par exemple, si on part d’un point de vue technique.
Désarroi à gauche
On notera aussi une approche marquée par le désarroi, l’incompréhension, perceptible notamment chez nombre d’électeurs de la gauche « non-Nupes », peu représentés dans le débat public mais finalement assez nombreux dans leur discrète errance politique. Cette incompréhension à chaud, dans le cœur de l’évènement, face à l’automatisme et à la radicalité des positions, est peut-être l’attitude la plus saine intellectuellement devant des événements finalement assez nouveaux, malgré les tentatives de comparaison avec ceux de 2005, qui survenaient dans un tout autre contexte.
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La doxa qui s’est finalement installée, comme cadre explicatif convenu, est celle d’une poussée de violence de nature délinquante, dont les auteurs, essentiellement Français, seraient « des jeunes ». Et si l’affaire était toute autre ? Et, si, par exemple, pour ceux qui les commettent, leurs actes étaient légitimes, au sein de l’horizon dans lequel ils se situent, où le « devoir de vengeance » est une obligation centrale ? Et si ces actes avaient un sens au sein du système de coordonnées culturelles qui constituent leur repère, qui s’avèrent du coup en sécession par rapport à toute possibilité d’intégration ?
Pour une approche anthropologique des émeutes
Pour avancer sur ce point, on tentera ici une approche d’anthropologie culturelle. L’anthropologie, on le sait, a pour objet à la fois l’universalité de l’espèce et à la fois la particularité des innombrables cultures qui se déploient dans son histoire. Déduire les comportements, et les évènements qui en découlent, de la culture à laquelle se rattachent ceux qui en sont les auteurs, est peut-être une clé précieuse pour analyser des faits comme par exemple les émeutes, la délinquance et la criminalité.
L’analyse culturelle (au sens de l’anthropologie) est un peu passée de mode, voire suspecte. Elle est recouverte par la croyance, teintée d’utopie universaliste, selon laquelle nos sociétés sont aujourd’hui faites d’individus, qui pensent ce qu’ils veulent et agissent en conséquence, sous-estimant ainsi le poids des normes culturelles. Qu’est-ce qu’une culture ? C’est un agrégat des trois grandes composantes : un système de croyances et de représentations du monde, un ensemble de mœurs (alimentaires, linguistiques, relationnelles, familiales, sexuelles, techniques), des normes sociales régulant la violence. La culture est aussi, ne l’oublions pas, ce qui sépare l’homme de l’animal.
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Croyances, mœurs, rapport à la violence. C’est dans ce triangle que nous nous situons tous et que nous nous déployons comme individu. La culture, c’est aussi une dynamique, certaines étant particulièrement conservatrices, d’autres particulièrement acharnées à changer en permanence leurs propres règles de vie.
L’immigration, problème démographique, problème culturel
La question d’autres cultures que la culture française (voir l’encadré en fin d’article) sur le territoire métropolitain (on n’évoque pas ici la situation spécifique des départements et territoires d’outre-mer) a commencé à se poser avec la politique de regroupement familial, permettant aux travailleurs étrangers de faire venir parfois des fratries entières. À ce noyau initial se sont agrégés par vagues successives, des immigrants maghrébins et africains, puis d’autres pays, comme ceux du Moyen Orient, l’Afghanistan, ou les pays balkaniques. A ces vagues successives s’est ajoutée l’arrivée massive de « mineurs isolés ». À l’immigration légale et souhaitée s’est donc superposée, avec l’ouverture des frontières intra-européennes, une immigration illégale, sans que cette illégalité constatée ne conduise à une véritable politique de retours à la frontière. Alors qu’elle ne l’était pas au départ, cette immigration a rapidement, au seuil des années 2000, constitué un double problème, démographique et culturel. Problème démographique, par le nombre impressionnant d’entrées sur le territoire, sans sortie correspondante, puis de naissances, avec des taux de natalité allogènes supérieurs à ceux des indigènes. Problème culturel, du fait qu’entrent des individus qui ne se défont pas, au passage des frontières, de leur culture d’origine. En fait, ce ne sont pas des individus ou des familles qui entrent en France, mais des personnes reliées entre elles par leur(s) culture(s) d’origine et qui, la plupart du temps cherchent à s’agréger géographiquement.
Les trois trajectoires possibles de l’allogène
Les allogènes, transformés en immigrants, peuvent suivre plusieurs trajectoires possibles. La première est le renoncement à leur culture d’origine et l’acculturation à celle des indigènes. La seconde est l’inclusion dans le territoire par le biais d’une communauté culturelle maintenue, avec des concessions plus ou moins importantes à la culture française (via les trois piliers de toute culture : croyances, mœurs, rapport à la violence). La troisième trajectoire est celle d’une présence sur le territoire avec un rejet de la culture française. Ce rejet peut prendre au moins deux formes, celui d’un retour, ou d’un maintien dans la culture d’origine, ou celui de l’acculturation à une culture mafieuse, liée au trafic de drogue ou d’êtres humains. Ce découpage théorique recouvre de multiples situations avec des passages d’une trajectoire à l’autre. On a vu des personnes acculturées revenir à la troisième trajectoire du fait par exemple de l’adhésion aux principes de l’islam radical. On notera également, c’est important pour la suite, que le positionnement culturel est assez indépendant de la nationalité au sens juridique (étranger, double nationalité ou Français).
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C’est à ce point du raisonnement que l’on rencontre la problématique des émeutes de juin 2023. Même si nous ne disposons d’aucune donnée chiffrée, il y a peu de doute sur le fait que l’essentiel des émeutiers sont « issus de l’immigration », qu’ils soient Français ou pas. Pas de doute sur leur âge, la majorité ont entre 16 et 25 ans. Pas de doute non plus sur les zones géographiques où ils habitent, des quartiers à forte densité de jeunes issus de l’immigration. Pas de doute non plus sur la nature des faits d’émeute : destruction de biens privés et publics, destruction de symboles de l’État, agression de policiers, pillages de commerce. La question est double : peut-on rattacher leur comportement à une culture donnée et peut-on les situer dans une des trois trajectoires décrites plus haut ?
Le recours à la justice vindicative comme marqueur culturel
Sur la première question, on ne niera pas l’existence d’une colère, qui trouve un point d’accroche fort avec le décès « d’un des nôtres », le jeune Nahel, figure identificatoire par excellence (petite délinquance bravache, sentiment d’impunité, absence du père, toute-puissance inopérante de la mère). Cette colère se nourrit par la représentation, encouragée par certains partis politiques de gauche, qu’ils sont « discriminés », et objet permanent d’un « racisme structurel » et que donc la responsabilité de leur destin et de leurs échecs est à reporter entièrement sur le pays qui les accueille. Leur comportement d’émeutier n’est donc pas principalement à leurs yeux un comportement délinquant (même s’il l’est au nom du droit pénal français), mais un comportement qui vise à rendre la justice. C’est là qu’une divergence culturelle majeure s’est installée, dans l’interprétation de ce que veut dire « rendre justice » La méthode pour faire justice (pour la mort de Nahel mais plus généralement pour le sort que le pays d’accueil leur infligerait) se décline, pour les émeutiers, sur le mode de la vengeance archaïque. « Nous sommes là pour venger Nahel » entend-on dans les groupes de jeunes.
Là où nous voyons des délinquants, eux se voient en justiciers. Là où nous faisons confiance à l’institution judiciaire, eux n’y voient qu’une farce hypocrite face à la vraie justice concrète que constitue la vengeance. Regardés à l’aune de l’anthropologie, les comportements d’émeute sont tous des gestes classiques de la justice vindicative traditionnelle et du code de l’honneur qui lui est associé. La vengeance est même, pour certains, un devoir auquel on ne saurait se soustraire. On se croirait dans une tragédie grecque, où les affrontements et la vendetta vindicative sont des prolégomènes à la guerre civile. Quand on ne peut pas tenir le responsable qu’il faut punir, on s’en prend à ses associés, à ses frères et à ses cousins, aux symboles et aux bâtiments auquel il se rattache. Tous les policiers sont complices de celui qui a tué leur frère. La vengeance peut donc s’exercer sur eux. L’État et tous ses représentants sont complices du sort qui leur est fait. L’association, l’amalgame et la globalisation sont les clés de la justice vindicative archaïque. Jusqu’au pillage, qui constitue toujours une compensation matérielle légitime du préjudice subi. Et puis, bénéfice secondaire, le policier incarnant la figure d’une autorité précisément absente, est un bon candidat pour être haï comme père de substitution.
Une sécession avec la culture du pays d’accueil
Tous les émeutiers (combien sont-ils ? 100 000, 200 000 ?) qui ont causé tant de dégâts en juin 2023 n’ont pas forcément une conscience claire de mettre en œuvre ce processus archaïque de justice, même si la méthode leur paraît culturellement familière, mais il serait extrêmement réducteur, voir méprisant, de considérer chacun d’eux comme un simple délinquant ou un pur voyou, même s’il y a bien quelques actes d’opportunité. D’ailleurs les délinquants mafieux se sont sans doute tenus bien à l’écart d’un mouvement qui ruine leurs affaires, et, pour l’instant, ils n’ont pas prêté aux émeutiers les armes nombreuses dont ils disposent. Cette analyse, qui explique les émeutes par une geste vindicative archaïque, permet de répondre à la deuxième question, celle de la trajectoire d’intégration de leurs auteurs. Le choix massif, affirmé, risqué même, d’un rapport à la violence et à la justice spécifique aux cultures méditerranéennes et aux mœurs de certaines sociétés traditionnelles est bien un choix culturel qui leur paraît naturel tant leurs parents et grands-parents ont baigné dedans. Ces émeutiers s’installent clairement dans une troisième trajectoire, en sécession avec la culture du pays d’accueil. Bien loin de l’assimilation et en rupture générationnelle avec les communautés de concession (en l’absence du père, les mères ne ramènent-elles pas souvent à la culture d’origine ?), ils s’inscrivent parfaitement dans le cadre d’une présence sur le territoire avec un rejet de plus en plus affirmé de la culture française, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Cette présence peut être qualifiée de sécessionniste.
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Cela implique la double tentation soit du retour à une culture d’origine dont le seul vecteur concret, à part le retour au pays, reste l’islamisme, arc-bouté lui aussi dans une culture de la vengeance, soit de l’entrée dans une culture mafieuse, dont les codes, les mœurs, le recours à la violence, elle aussi vindicative, sont en adéquation avec l’expérience intime, que chaque émeutier a pu faire à cette occasion, des destructions qu’il a commises, à vrai dire, en quasi toute impunité pour la plupart d’entre eux.
La construction de la culture française L’oubli de la culture, comme outil d’analyse, est particulièrement dommageable dans le cas de la France mais de bien d’autres pays aussi. Notre pays est une entité constituée historiquement du rassemblement de différentes spécificités, de la Bretagne à l’Alsace, du pays d’Oc jusqu’aux Flandres. Si les langues régionales, qui étaient le vecteur actif des cultures constituées, ont pratiquement disparu, les particularités régionales, elles, sont toujours présentes, notamment dans un monde rural refuge de la sédentarité, face aux villes toujours plus cosmopolites et nomades. La culture c’est aussi un ensemble de graines, qui comme les graines de végétaux restées en sommeil tout au long d’une période glaciaire, sont susceptibles de ressortir en cas de réchauffement social. La crise des « bonnets rouges », puis celle des « gilets jaunes », était aussi une résurgence de cultures enfouies, comme l’avaient été les jacqueries de l’Ancien régime. Les cultures de la France de l’Ancien régime se sont en partie fondues dans une culture française, qui s’est identifiée à l’idée de République, dans la mesure où ce régime a été le creuset politique de l’intégration des moeurs des différentes régions qui composent le pays. Elle a également intégré une culture exogène, non territoriale, liée à la présence en France, depuis la colonisation romaine, de communautés juives, issues des différentes migrations du peuple hébreu depuis l’exode des années 70 après JC, du fait de l’occupation romaine de l’Israel d’alors. L’acceptation par les communautés juives des lois de la République, des mœurs publiques et de la régulation de la violence par la justice d’Etat, le repli des mœurs religieuses et de certains traits culturels dans l’espace privé, a rendu cette intégration non problématique (sauf aux yeux des antisémites), au point qu’on parle souvent d’une France « judéo-chrétienne », ce qui est une exagération au vu du peu d’impact démographique et culturel des personnes d’origine juive en France. Après la résistance du moyen âge aux invasions prédatrices du Sud (Sarrasins), du Nord (Vikings) et de l’Est (« Hongrois »), la France de l’Ancien régime, puis des quatre Républiques qui ont suivi la révolution, a été peu concernée par l’immigration et l’entrisme d’autres cultures. Les vagues polonaises, notamment dans les mines du Nord, et italiennes, dans l’Est et le Midi de la France, même si elles ont pu entrainer des difficultés locales (dues essentiellement à la concurrence sur le marché du travail) n’ont pas provoqué de choc culturel. Très chrétiens, les Polonais n’ont pas détonné dans le paysage culturel français. Quant aux Italiens, même s’ils venaient du sud de la péninsule, leur culture restait très proche de celle du Midi de la France. La même analyse peut être faite pour les immigrants espagnols et portugais. Le retour massif des Français d’Algérie dans les années 60 a provoqué une confrontation culturelle avec une population dont les mœurs avaient commencé à diverger d’avec celles de la métropole, mais l’écart était trop faible pour provoquer un véritable choc. Les travailleurs maghrébins venus, célibataires, travailler en France, malgré leur nombre relativement important, n’ont pas non plus été à l’origine d’un choc culturel. Ils vivaient discrètement, plutôt en vase-clos, sans affirmation identitaire et sans plus se signaler que par une délinquance marginale, inévitable pour des communautés de célibataires en terre étrangère. La rupture s’est établie, à partir de 1976, avec la politique de regroupement familial, qui a permis l’entrée sur le territoire, de cultures exogènes • Philippe Breton |
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