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Le jardinier ou la modernité

Sagesse et lenteur


Le jardinier ou la modernité
Philippe Lacoche photographié en, 2019 © Guillaume Clément

Et si le jardinier était le dernier résistant aux folies de l’époque? La preuve par Karel Capek et Philippe Lacoche.


En retard, en retard, je suis en retard !
Lapin, Alice au pays des merveilles.

L’année du jardinier (1929) du romancier Karel Capek est une promenade poétique de janvier à décembre dans la vie d’un jardinier : ses techniques, ses lubies, ses craintes, ses rêveries… Le jardinier lit des manuels de jardinage, achète des graines, ramasse dans les rues l’engrais des chevaux, veille sur ses arbres, collectionne les variétés de fleurs, célèbre le soleil et le ciel, cultive sur ses mains les premières callosités du printemps, vit avec les saisons, enrage quand la gelée se dépose sur son jardin. Toute sa vie est aspirée dans ces rituels répétitifs ; il exécute des gestes sans âge ; le temps qu’il habite est le temps cyclique du monde donné, avec ses vicissitudes naturelles. N’allez cependant pas croire que l’existence de ce maniaque reclus en sage grec ne vous concerne pas : en vérité, ce jardinier parle de vous. De nous. Des Modernes.

Douceur contre dead lines

L’année du jardinier est douce. Teintée d’optimisme et de réjouissances simples. Lui n’est jamais en retard. Il a toujours une avance sur le calendrier. Il ne connait ni l’affairement ni la rentabilité. Il a tout son temps, qui est la matière de son œuvre. Parfois, il se prend à rêvasser en contemplant l’étendue de son terrain de jeu :

« J’ai planté quelques bouleaux en me disant : « Ici, ce sera un boqueteau de bouleau ; et dans ce coin-ci se dressera un énorme chêne centenaire. » Et j’ai planté un petit chêne, et deux ans ont passé déjà et ce n’est pas encore un énorme chêne centenaire, et mes bouleaux sont loin de former un bosquet centenaire, où viendraient danser les nymphes. Bien entendu, j’attendrai encore quelques années ; nous, les jardiniers, nous avons une infinie patience. (…) Nous vivons en quelque sorte en avance sur le présent : quand nos roses fleurissent, nous pensons qu’elles fleuriront encore mieux l’année suivante ; et dans une dizaine d’années, ce pin minuscule sera un arbre ; si seulement j’étais plus vieux de dix ans ! Je voudrais voir déjà à quoi ressembleront ces petits bouleaux dans cinquante ans. (…) Chaque année apporte davantage de croissance et de beauté. Dieu soit loué, nous aurons bientôt un an de plus. »

De notre côté, l’année des Modernes est brutale. Enferrée dans les échéances (« dead-lines »), dans les urgences et hautement capitalisée. Le temps est devenu pour nous une force tyrannique. Les heures imposées de travail en journée, les pointeuses à l’entrée des bureaux, l’actualité médiatique increvable et sa pulvérisation de réclames commerciales, le rythme des transports et celui, millimétrique, des réseaux sociaux (eux-mêmes pulvérisés). Notre concentration émiettée s’étiole. Et, toujours en retard, nous ne sommes plus propriétaires du temps de nos existences.

Par un heureux hasard, un petit roman est venu répondre, à la fin de l’année 2021, au livre de Karel Capek. Mares et Jardins, Chroniques du pêcheur-jardinier, de Philippe Lacoche.

Le personnage est un de nos contemporains, placé en temps de confinement. Pourtant le jardinier de Lacoche se met à ressembler comme deux gouttes d’eau à celui de Capek. À répéter les mêmes gestes ancestraux, à retrouver la même lenteur attentive et souveraine. Il « bêche, retourne la terre, avec calme et attention. Ses gestes sont plus lents qu’à l’habitude. Soudain, à la faveur d’une motte de terre retournée, un corps étranger se met subrepticement à briller sous le soleil printanier de quinze heures. Il se baisse ; c’est une coquille de moule. Elle est belle ; on dirait un petit bijou ».

Presque un siècle sépare les deux jardiniers. L’un est advenu dans l’entre-deux guerres, l’autre émerge sous le règne du coronavirus. Pourtant ils sont frères. Entre eux, il n’y a aucun choc de génération. Si leurs chemins venaient à se croiser, ils n’auraient guère besoin de se parler pour aller boire un verre de cidre à l’ombre du pommier : car semblablement ils sont de l’autre côté de la modernité. L’un par passion, l’autre par défaut. Habitant le même jardin, ils habitent en même temps la même lenteur et la même contemplation du monde. Ils habitent en fait la même année, posée sur la même terre. Celle, précisément, que nous avons désertée.

Une école du temps

Aucun de ces deux courts romans ne fait l’éloge d’une vie d’ermite. Ils donnent à rêver à l’ordre supérieur des « priorités », pour employer utilement le langage managérial. C’est à dire du lieu de la souveraineté propre, individuelle. Car finalement c’est bien moins le temps lui-même qu’il s’agirait de reconquérir que l’art de son usage, l’organisation entre les espaces libres et les espaces dédiés, les territoires prioritaires de nos existences qui nous ont échappé depuis l’ère industrielle et dont on attend inconsciemment le retour car nous ne sommes pas tous capables de vivre dans la sagesse du jardinier.

L’année du jardinier de Karel Capek (Éditions de l’Aube)

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Mares et Jardins, Chroniques du pêcheur-jardinier de Philippe Lacoche (Les Soleils Bleus éditions)

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