Pour le discours dominant, quelque précaution qu’il prenne pour le dire, l’immigration est à la fois inévitable et indispensable. Inévitable parce que d’énormes masses de populations affamées de mieux-vivre cernent la petite minorité des peuples prospères que nous sommes ; indispensable, parce que sans immigration, notre économie donc notre société sombreraient. Enfin et en conséquence, le grand remplacement est en même temps écarté comme un fantasme et accepté comme une fatalité.
Ces trois assertions sont partiellement ou franchement fausses :
L’immigration indispensable ?
Les employeurs semblent en effet de plus en plus favorables à l’immigration à mesure que l’opinion lui est plus hostile. La raison fondamentale tient à la faiblesse des gains de productivité – des progrès réels – de nos économies depuis trente ans. L’agriculture, l’industrie, l’aile marchande des services, où les gains de productivité sont possibles, emploient en effet une part toujours moindre de la main d’œuvre. Au contraire, les activités de tourisme et de loisirs, de maintenance ou de manutention, mais surtout les services publics (santé, éducation) et les services à la personne, les maisons de retraite, les aides à domicile, le soutien aux personnes dépendantes, mobilisent une part toujours croissante de nos ressources de travail. Or la notion même de ‘gain de productivité’ y est contestée – et contestable. On n’y considère en général le progrès que sous la forme d’un accroissement des effectifs (plus de professeur(e)s, plus d’infirmier(e)s et d’aide-soignant(e)s, plus de serveurs et de livreurs, etc…). En ce sens, il est vrai que l’immigration apporte un renfort indispensable. En outre, les immigrés, généralement jeunes, soutiennent activement nos économies largement fondées sur la consommation – même si ce soutien repose dans une large mesure sur la redistribution sociale à leur profit. Ce qu’on dit moins en revanche, c’est que leurs emplois sont nécessairement mal payés, puisque les gains de productivité y sont faibles. On fait rêver sur les ‘dizaines de milliers’ d’ingénieurs dont nos industries ont besoin, pour mieux faire passer les millions d’immigrés précarisés employés dans le nettoyage ou l’assistance aux personnes âgées partout en Europe. En outre, le coût très bas du travail immigré entrave la modernisation de ces métiers et la recherche de vrais gains de productivité, cruciaux dans un avenir où l’immigration aura disparu.
L’immigration est provisoire
Un avenir pas si lointain. C’est ici que le discours dominant devient franchement faux. Car, non, la ‘petite minorité’ des pays riches et vieux n’est pas encerclée par ‘l’immense majorité’ des pauvres prolifiques. Cette vision, héritée de l’explosion démographique du Tiers-Monde des années 1945-1980, est aujourd’hui totalement erronée. En 2021, selon les chiffres des Nations Unies, la fécondité des deux tiers des populations mondiales (67%) est inférieure au taux de renouvellement des générations (2,1 enfants par femme). Le plus souvent, les naissances y sont encore supérieures aux décès – c’est le cas en France -, mais l’équilibre s’inversera dans moins d’une génération. Les décès sont déjà plus nombreux que les naissances pour 28% de la population globale, surtout en Asie (Chine, Japon, Corée, Taïwan, Thaïlande) et en Europe (Russie et Ukraine comprises). Les pays d’émigration ne regroupent pas plus d’un quart de l’humanité. Encore la nette majorité d’entre eux, dont la fécondité en baisse est comprise entre 2,5 et 4,5 enfants par femme, devraient-ils rejoindre le groupe déficitaire d’ici 15 à 40 ans – hors de l’Afrique subsaharienne, un seul pays au monde, l’Afghanistan, affiche plus de 4 enfants par femme. De l’avis général, la population mondiale devrait cesser de croître – et commencer aussitôt à décroître – entre 2065 et 2085 au plus tard.
En gros, l’immigration de masse devrait suivre la même courbe et disparaître un peu après le milieu du siècle. Entre-temps, l’affaiblissement de l’offre d’émigrants et le renforcement de la demande d’immigrants devrait diversifier et répartir les flux, multiplier les pays d’accueil, et donc généraliser le problème politique de l’immigration, comme on le voit déjà en Europe ou aux États-Unis bien sûr, mais aussi au Mexique, au Chili, en Argentine, en Tunisie, en Turquie, en Iran, dans l’Assam indien, en Côte d’Ivoire, etc…
Contrairement à ce qu’on croit souvent, la différence des niveaux de vie n’est plus toujours l’incitation première à migrer. La croissance économique des pays émergents, plus rapide que celle des pays développés depuis 30 à 40 ans, a réduit l’écart réel de revenu et atténué d’autant la pression migratoire. Bien que le revenu par tête du Mexique, en parité de pouvoir d’achat, soit encore trois fois inférieur à celui des USA (25 000 dollars contre 80 000), l’émigration mexicaine vers le nord est désormais surtout commandée par la menace de l’insécurité. Quatre pays (Cuba, Nicaragua, Venezuela, Haïti) dont la somme des populations n’atteint pas 60 millions d’habitants, et dont la fécondité s’étage de 1,44 à 2,81 enfants par femme, ont fourni cette année (2022-2023) près d’un million d’immigrants aux États-Unis.
Plus que l’aspiration à un ‘meilleur niveau de vie’, c’est l’effondrement de sociétés de classes moyennes sous le poids de régimes politiques et économiques, ou d’une criminalité, au sens propre insoutenables, qui sont en cause. Mais ces secousses brutales seront brèves : ces pays sont en train de se vider de ce qu’il leur reste de jeunesse. Les pays riches vampirisent, à leur corps défendant, les ultimes ressources démographiques de territoires politiquement faillis – tout en aspirant ainsi, nous le voyons ces dernières semaines, une part de l’insécurité qui chasse les migrants de chez eux.
Le Grand Remplacement n’est ni une fatalité, ni (tout à fait) un fantasme
Le grand remplacement n’est donc pas une fatalité. La durée de l’immigration de masse à venir – trente ans, quarante ans peut-être en France, dont certaines anciennes colonies africaines sont les pays les plus féconds du monde – est trop courte pour qu’on puisse imaginer la transfusion totale de peuplement que certains redoutent, et d’autres espèrent. Le grand remplacement n’est-il donc qu’une pure illusion ? Pourquoi ce thème apparaît-il aujourd’hui, alors que la fécondité mondiale baisse partout, plutôt qu’il y a cinquante ans, au sommet de l’explosion démographique ? Les Etats-Unis recevaient, ces dernières années, un peu plus d’un million d’immigrants par an, à peine plus qu’en 1900, quand leur population était trois fois moindre. Mais cette immigration est (encore) plus mal supportée que les arrivées bien plus massives du début du siècle dernier.
La réponse tient sans doute au rapport du croît naturel et de l’immigration. En 1900, l’excédent des naissances sur les décès aux USA forme les deux tiers de la croissance de la population, le double de l’immigration (2% par an contre 1% pour l’immigration). Aujourd’hui au contraire, l’immigration représente, selon les estimations, 60 à 80% de la faible croissance de la population américaine (0,4 à 0,6% par an pour l’immigration contre 0,15 % pour l’excédent des naissances sur les décès). Les proportions sont comparables, ou plus défavorables encore, en France. Le grand remplacement est certes mal nommé, mais il traduit ce que les chiffres disent aussi : une population est d’autant plus inquiète de son identité qu’elle se sait peu féconde. Le thème du grand remplacement incrimine moins la puissance démographique des arrivants que la faiblesse démographique de ceux qui les reçoivent. C’est pourquoi il s’étend avec la baisse presque généralisée de la fécondité mondiale. Il touche aujourd’hui en Méditerranée les premiers pays musulmans passés sous le seuil du renouvellement des générations – Tunisie ou Turquie – et tout laisse à croire que sa popularité va s’étendre.
En résumé, prétendre substituer aux naissances défaillantes une immigration massive ferait payer une assez brève amélioration du marché de l’emploi par un désastre politique, une fragilisation durable de la cohésion sociale, et une vampirisation, qualitative et quantitative, des ressources démographiques déclinantes des pays de départ, comme on l’observe déjà aujourd’hui dans les Caraïbes. Si on veut éviter ces évolutions négatives, il faut pour le moins que l’accroissement naturel équilibre les arrivées, grâce à une relance de la natalité. Avouons que la tâche ne s’annonce pas facile. Toujours salutaires, les rebonds des naissances observés dans les dernières décennies, en France (1995-2010), aux États-Unis (1990-2005), en Russie (2005-2015), en Hongrie (depuis 2015), ou même en Algérie et en Egypte sous l’impulsion de l’islamisation des sociétés (2005-2015), n’ont eu que des effets assez éphémères. Si on ne parvenait pas à rétablir l’équilibre entre croit naturel et immigration en relevant le premier, il faudrait abaisser la seconde, c’est-à-dire réduire drastiquement l’immigration, voire y renoncer totalement. Impossible ? C’est pourtant ce qui se passera naturellement d’ici une quarantaine d’années. Peut-être conviendrait-il, comme le font courageusement le Japon ou la Corée, de s’y préparer dès maintenant.
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