Camille-Apollonia Narducci est agrégée et docteur ès Lettres — et médiévaliste. Elle a rédigé en juillet un long résumé du monde arthurien pour la revue Eléments, à laquelle nous avons extorqué ses coordonnées pour lui demander un compte-rendu du gros volume de romans arthuriens intitulé Les Chevaliers de la Table Ronde qui vient de paraître chez Gallimard « Quarto ».
La compilation des romans arthuriens de Martin Aurell et Michel Pastoureau parue en Quarto est un petit bijou qui ravira tout arthurianiste — ou tout grand enfant désireux de « s’évader de son quotidien » de canicule et de tergiversations.
À ceux qui ont découvert Arthur avec le cynisme du Kaamelot d’Alexandre Astier, ou ceux qui, collégiens, se sont vus forcés de plancher sur une piètre actualisation d’un Chrétien de Troyes qui n’avait pas mérité ça, il faut dire que se plonger à fond dans l’univers arthurien n’est pas aisé, tant il est morcelé. Les manuscrits sont partiels, les éditions chères et laconiques, les traductions inexistantes. Aussi merveilleux soient-ils, un étudiant ne peut guère investir pour un semestre et des UE obligatoires dans les trois tomes du Livre du Graal que Philippe Walter a dirigés pour la Pléiade à partir de 2001.
Martin Aurell et Michel Pastoureau réussissent le tour de force de réunir sept textes arthuriens en un seul volume de 1080 pages seulement — emportable partout sans risquer une paralysie des avant-bras. Une compilation existait déjà ? Oui, chez Bouquins, publiée en 1989. Elle était plus riche ? Oui, il y avait 15 textes…
Mais voilà, Martin Aurell et Michel Pastoureau, formidables vulgarisateurs, osent sacrifier un certain degré scolastique pour parler au profane. Le profane est hanté par le monde arthurien : il a des posters d’Eva Green en Morgane dans sa chambre, il cherche Excalibur dans ses jeux vidéo préférés et a rêvé, enfant, devant les heaumes en plastique que les boutiques à touristes de Carcassonne et alii proposent à l’étalage.
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Les auteurs n’oublient donc pas l’essentiel : le Moyen Âge fascine, mais son étude est en voie de disparition. Il est bon de baliser a minima l’édification de la « matière de Bretagne », parce que sa construction elle-même — et pas seulement les textes qui la constituent — a un sens. La clarté, la concision et l’érudition des auteurs mettent le mythe arthurien à la portée des caniches médiévistes que nous sommes : chronologie, du IIe au XXe siècle, en tête d’ouvrage, « Dictionnaire des principaux personnages de la littérature arthurienne de langue française » agrémenté de sublimes illustration préraphaélites, analyse sur « Le Roi Arthur, un personnage éminemment politique », un abrégé de La Légende du roi Arthur de ce même Martin Aurell, bible de tout médiéviste qui se respecte.
C’est le nec plus ultra de l’arthurianisme actuel. Le tout est agrémenté de ce qui fascine le plus dans le Moyen Âge : l’image. Enluminures, photographies, reproduction de bas-relief ou de sculptures, on peut naviguer de l’une à l’autre et visualiser la mystification autour des chevaliers de la Table Ronde. Les scans de manuscrits, sur une page complète, sont d’une très belle qualité et en couleurs, ils sont tirés des fonds de la BNF mais aussi de la London British Library. « Arthur trouve un géant qui grille un cochon » suffit à faire comprendre que Logres, le royaume légendaire d’Arthur, est une mystification autour du mot « ogre ». Mais si, ces gens savaient rire !
Les sept textes que Martien Aurell et Michel Pastoureau ont choisis retracent le monde arthurien : non seulement le roi, mais le système politique, ethnographique, religieux — en un mot littéraire — qu’il centralise. Et ce, à travers des textes allant de 1100 à 1225, rédigé à l’origine en gallois, latin et ancien français. Chacun est préfacé en deux ou trois pages qui en problématisent les enjeux et les difficultés.
Tout commence avec le Kulhwch et Olwen où le roi « vole même la vedette aux fiancés éponymes » et qui, bien qu’issu d’un manuscrit de 1100, rend compte de la société celtique des VIe-VIIIe. Arthur, déjà détenteur de Caledvwlch « Dure Entaille », y banquette dans son palais de Kelliwig « Bosquet de la forêt » — et on se délecte à articuler ces noms si exotiques. Et si le lecteur ne connaît le médiéval qu’à travers Game of Thrones, sang et sexe, il ne sera pas déçu, puisque Arthur, déjà, y découpe une sorcière « par le milieu, si bien qu’elle ressemblait à deux bassins ». Sic.
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À ces préliminaires gallois succède le « best-seller de l’historiographie médiévale » qu’est l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth. Et si l’Arthur du texte en moyen gallois résidait en Cornouailles et luttait contre les Géants, celui de Geoffroy vit dans le Pays de Galles et affronte des Saxons. Oui : le chef de guerre reste, mais son combat s’actualise. Les circonstances de rédaction coïncident avec une guerre de succession entre Matilde et Etienne de Blois pour les trônes d’Angleterre et de Normandie, respectivement fille et neveu du côté de sa sœur, d’Henri Ier, mort sans héritier mâle. Apparaît alors le méchant du monde arthurien : Mordret, l’usurpateur. Il est « le neveu maternel d’Arthur, semblable à l’usurpateur Etienne de Blois qui se parjure en désobéissant aux dernières volontés de son oncle »… L’historiographie arthurienne d’hier sert le présent des années 1135 — et des nôtres, puisque Martin Aurell et Michel Rastoureau montrent une sacralité actuelle en train de s’édifier.
Quant à Mordret (ou Mordred), il est, selon les textes, le neveu ou le fils d’Arthur, conçu avec sa demi-sœur, la magicienne Morgane. C’est lui qui blesse mortellement son géniteur lors de la bataille finale de Salesbières, après laquelle la Grande-Bretagne entre dans quatre siècles de « dark ages ». Mais en même temps, en tuant le mythe, Mordred fait entrer l’Angleterre dans l’Histoire.
À noter que dans Excalibur (1981), John Boorman avait fait jouer Mordred par son propre fils. Chacun résout l’Œdipe comme il peut.
Parce que le mythe ne se limite pas à la traduction littéraire de concepts politiques, Martin Aurell et Michel Pastoureau continuent avec deux des principaux romans de Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion et Perceval ou le Conte du Graal. L’aristocratie guerrière y conjugue aventure martiale et amoureuse, afin que chacun puisse dire, à l’image du paysan gardien de taureaux : « Je suis un homme ».
Vient un troisième texte dont le personnage central n’est plus Arthur : le Roman du roi Yder. « Arthur s’y montre sous un jour défavorable : jaloux, mesquin, sans grandeur ni autorité. C’est là un cas presque unique dans toute la littérature arthurienne de langue française. » Le héros se distingue en luttant à main nue contre un ours, échappé de la ménagerie royale et surgi inopinément dans la Chambre des dames. Michel Pastoureau a dû se délecter, lui à qui l’on doit l’Ours, histoire d’un roi déchu, en préfaçant ce texte.
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Pour les Celtes, l’ours est le totem royal : qu’un héros prenne à bras le corps l’ours symbole d’Arthur illustre la tâche de tout auteur s’attaquant à la matière de Bretagne. C’est le mythe en train de s’étoffer malgré les premières contraintes qui lui ont été associées, Chrétien de Troyes et Geoffroy de Monmouth en tête.
Puis la théologie chrétienne s’empare du monde arthurien avec la Quête du Graal. La figure emblématique est Galaad, seule incarnation sur terre de la chevalerie célestielle. Michel Pastoureau, à qui l’on doit aussi L’Art héraldique au Moyen Âge, rappelle que l’emblème de Galaad, une croix vermeille sur fond d’argent, est celui des Croisés. Mais en 1204, l’idéal des croisades a perdu de sa splendeur, les Croisés ont été achetés par Venise pour aller piller Constantinople…
Déjà se profile la fin du mythe, le dernier tour d’écrou qui fait de l’arthurien une histoire sans fin : c’est la Mort du roi Arthur et le départ du roi pour Avalon— où il séjourne depuis sa disparition avec Jésus, Elvis Presley et tous ceux qui sont appelés à revenir.
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