Ce qu’il y a de bien avec le roman noir aujourd’hui, c’est sa capacité à s’emparer de l’histoire pour en proposer des relectures inédites en choisissant des angles toujours neufs. L’auteur de roman noir, c’est un peu un sniper. On croit que la situation est calme, que l’ordre règne et soudain une détonation claque : les décors familiers, les récits habituels, les certitudes confortables se retrouvent alors bouleversés par la peur, la haine et la paranoïa. Jeudi noir de Michaël Mention est un assez bon exemple de cette capacité à nous surprendre, y compris par le choix d’un sujet que l’on pourrait croire à priori peu fait pour le traitement de choc appliqué d’habitude à des histoires de meurtres, de manipulations et autres violences brutes accompagnées d’une critique sociale qui se fait tantôt au scalpel, tantôt au lance-flammes.
En moins de deux cents pages serrées, hypnotiques, Jeudi noir nous raconte en effet la demi-finale France-RFA , le 8 juillet 1982, à Séville, lors de la Coupe du Monde en Espagne. Même ceux qui n’aiment pas le football s’en souviennent encore puisque ce match symbolique a cristallisé la vieille névrose autour de la rivalité séculaire que la France et l’Allemagne entretiennent encore aujourd’hui, comme l’avait remarqué Jean Cau, cité par Mention, dans le Paris-Match du 13 juillet 82 : « Tout est guerre. De 1914 à 1940. De 1982 où, pour la troisième fois en un siècle, le France rencontrait l’Allemagne dans un match capital et sur le champ de bataille de Séville. Je sais que nous dirons vite que, là, c’était du sport mais…Mais le fascinant, l’étrange et le troublant spectacle ! D’un côté, la l’Allemagne dans la force et la puissance de ses divisions blondes, et rousses. De l’autre, la France et ses héroïques « petits ». »
La France menait 3 à 1 dans les prolongations après un match tendu, marqué par l’agression impunie du gardien allemand Schumacher sur Battiston, avant de se faire remonter au score dans les toutes dernières minutes et de perdre finalement aux tirs aux buts. Cette demi-finale a été, depuis, régulièrement commentée, analysée et racontée, notamment par Pierre-Louis Basse dans Séville 82 (La Table Ronde). Mais jamais encore on n’en avait fait un roman, ou plutôt une tragédie. Une tragédie au sens premier du terme, car dans une tragédie, et c’est là qu’un roman noir comme celui de Mention s’en fait l’héritier le plus direct, il y a unité de temps, de lieu et d’action,- ici 90 minutes sur un terrain de foot andalou qui sombre dans la nuit d’été-, sans compter une fin que l’on connaît déjà au début- la mort des héros, inéluctable, en l’occurrence celle du Onze tricolore dont Mention montre bien qu’il préfigurait entre Platini, Trésor ou Tigana, et bien avant 98, cette France mosaïque qui défrisait finalement beaucoup moins en 1982 qu’en 2014 les inquiets pathologiques du Grand Remplacement .
Le coup de génie de Mention est de raconter le match, minute par minute, à travers un joueur français fictif dont le monologue intérieur rythme une rencontre sportive qui devient un combat à mort entre deux équipes, une Iliade où parfois un affrontement entre héros est isolé le temps d’un duel au milieu de la bataille. Un autre découpage vient aussi se superposer au premier : France Vs RFA, France Vs Troisième Reich (après l’agression de Battiston en début de seconde mi-temps), France Vs France (lors de l’effondrement des prolongations) et à nouveau France Vs RFA au moment des tirs au but. Il résume parfaitement l’état d’esprit de tout un groupe incarné par ce joueur fictif qui est le sismographe de toute l’équipe.
Mention entremêle aussi de manière très habile les douleurs physiques, le corps entre shoots d’adrénaline, d’endorphine et de testostérone tout en réinscrivant le match dans son contexte historique : la France de Mitterrand qui croit encore pouvoir changer la vie contre une Allemagne toujours divisée entre Ouest et Est, complexée par son passé. Ce n’est pas le moindre exploit de l’auteur que de rendre également passionnantes les angoisses autour de la condition physique d’un Rocheteau, de la violence d’un Schumacher et des considérations sur les ministres communistes, la Fraction armée rouge ou la tentative d’enlèvement de la femme de Michel Hidalgo. Le tout sur une bande son où l’on retrouve, entre autres, Pink Floyd, Magma, AC/DC, et qui scande comme des tambours de guerre ce Jeudi Noir aux allures de requiem de sueur et de sang.
Jeudi Noir de Michaël Mention (Ombres Noires)
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