Nos comportements ont évolué beaucoup plus vite que nos représentations. D’où un décalage parfois troublant entre l’homme imaginaire et celui qu’on croise dans la rue. Rien de tel que le langage pour rendre évident ce fossé. Force d’inertie et de sédimentation, il garde en mémoire les antiques structurations de la vie sociale. Quand on dit « sois un homme ! » ou « un homme, un vrai », c’est la masculinité des sociétés traditionnelles que l’on évoque, avec ses connotations de guerre, de domination et de courage. Or nous vivons dans des sociétés qui ne demandent plus particulièrement aux hommes de faire preuve de courage et de force : il est plus efficace de composer le 17 que de sortir un calibre si l’on veut protéger sa famille, et les officiers chargeant sabre au clair sont un peu passés de mode.
Réciproquement, la négation des qualités « viriles par l’utilisation du féminin pour insulter un homme (« femmelette », « lopette », etc.), va devoir être remisée au musée des arts et traditions populaires gauloises.
A l’heure des femmes dans l’espace, dans le sport et dans les avions de chasse, traiter un homme de « femmelette » pourrait aussi bien être un compliment ! Dans l’imaginaire traditionnel, l’homme conquiert la femme. Citadelle à prendre, passive, la femme subit une défaite quand l’amant arrive à ses fins. D’où l’utilisation de tout un lexique guerrier : la poliorcétique, art de prendre les places fortes ou les femmes à la vertu redoutable, la femme qui « cède aux avances », l’homme qui « fait assaut de galanterie », etc.
Tout cela fait un peu rétro, mais le vocabulaire moderne n’est pas en reste : elle « s’est fait croquer », il « l’a prise », elle « est passée à la casserole »… Quant aux verbes « baiser », « sauter » et consorts, l’homme en reste généralement le sujet et la femme le complément d’objet. Or, ce lexique ne correspond plus aux pratiques réelles. Au 21ème siècle, dans une bonne partie du monde, il est difficile de décider si c’est Virginie qui est passée dans la casserole de Paul ou l’inverse. Nous sommes entrés dans l’ère de la cuisson mutuelle, ce qui rend la chose nettement plus savoureuse.
Au-delà des relations entre les hommes et les femmes, c’est le regard sur l’homosexualité qui évolue. La perception traditionnellement hostile de l’homme homosexuel passif était solidaire d’un système de représentations où l’acte sexuel était asymétrique : pénétration humiliante pour qui la subit et glorifiante pour qui la pratique. Dans l’Antiquité, on distinguait précisément l’éraste, homosexuel actif, de l’éromène, homosexuel passif. Le scandale ne venait pas de l’homosexualité elle-même, largement tolérée, mais des situations où les rapports de pouvoirs étaient inversés, mettant en danger les hiérarchies sociales entre citoyen libre et esclave, adulte et adolescent, homme et femme. Le mépris pour l’homosexuel passif n’est qu’une variante du mépris pour la femme ; il est même accentué par le fait qu’il a, lui, « choisi » sa position de « dominé ». Le bon bourgeois conservateur ne pouvait regarder l’homosexuel comme un sous-homme que parce qu’il s’imaginait lui-même comme maître du jeu, initiateur et puissance active dans ses relations sexuelles avec des femmes-objets. Or aujourd’hui, l’inégalité des rapports hétérosexuels tend à disparaître. La femme n’est plus une ville ouverte sur laquelle l’homme fonce lance en avant, il n’y a plus ni vainqueur ni vaincu, et la pénétration, d’enjeu de pouvoir, est devenue un détail anatomique. Envers les homosexuels cependant, les préjugés persistent. On croise encore souvent des hommes qui éprouvent une répulsion physique pour les hommes qui se font pénétrer, les considérant confusément comme des êtres veules et soumis, alors qu’ils ne considèrent pas ainsi leur femme, qui pourtant subit le même sort ! Encore une fois, c’est le langage qui continue de dire ce qui se pense de moins en moins ouvertement : à la « femmelette » correspond la « tapette », tandis que « se faire enculer » est tout aussi rageant que « se faire baiser ». Étonnant, non ?
La vulgarité, qui est un peu le cerveau reptilien d’une langue et de ses locuteurs, nous fait donc cette curieuse révélation : une femme ne peut être que dominée, pour la bonne raison qu’elle n’a pas de phallus. Il suffit de songer à Mme Thatcher ou à Catherine de Médicis pour sonder toute la pertinence de cet axiome. Alors, le féminisme, toujours d’actualité ? Bien sûr, tant qu’on entendra « se faire baiser » (à l’inverse, gardons, de grâce, Mademoiselle !). Mais la lutte est épuisée sur le plan politique, puisque l’égalité des droits est atteinte. Continuer sur ce terrain impliquerait de revendiquer un statut de minorité protégée : discrimination positive à l’embauche, mesures de parité, systèmes de quotas, répression particulière des atteintes verbales, etc. C’est une stratégie dangereuse : pour arracher quelques gains immédiats, elle conduit à singulariser les femmes comme une catégorie à part. Oui, les femmes sont battues, les femmes sont discriminées, les femmes sont insultées. De même que d’autres groupes sociaux.
Alors, que doit faire l’État ? Pondre des centaines de lois, une pour les femmes battues, une pour les noirs discriminés, une pour les Juifs insultés ? Non, il suffit d’appliquer les lois existantes, universelles et économes de mots, qui stipulent qu’aucun citoyen ne peut être battu, discriminé ou insulté. Aucun citoyen, c’est pourtant clair, non ?
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