Le « galérien de la nuance »
« Toute idée partagée me dégoûte; j’écris pour les hommes qui ont le courage de se sentir seuls. » Cette profession de foi un peu pompeuse est de Paul Valéry que Lacan, après lui avoir dédicacé sa thèse sur la paranoïa, qualifiait cruellement de « Mallarmé des nouveaux riches ». Cioran, lui, se moquait de ce « galérien de la nuance » plus obsédé par le dire que par ce qu’il avait à dire.
Bien qu’il prônât un apolitisme systématique, il accepta à deux reprises d’être reçu par Mussolini, nous apprend François Kasbi dans son Supplément inactuel au bréviaire capricieux de littérature contemporaine…[1. François Kasbi, Supplément inactuel au bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, éditions La Bibliothèque, 2011.] Le titre est bien plus long encore, mais je rassure le lecteur éventuel : le livre est bref, précis, intelligent et bien informé. Il réunit Aragon, Drieu, Berl, Barbey d’Aurevilly, Bloy, Claudel, Valéry, Toulet et Gobineau.[access capability= »lire_inedits »]
Sur le rabat de couverture, on peut lire cette phrase de Jorge Luis Borges : « Me sera-t-il permis de répéter que la bibliothèque de mon père a été le fait capital de ma vie ? La vérité est que je n’en suis jamais sorti. » Il en va de même pour François Kasbi. La prochaine fois que nous dînerons chez Yushi, je lui demanderai qui a dit : « Mallarmé est intraduisible, même en français. » C’est, bien sûr, Jules Renard.
Je reviens à Paul Valéry avec cette question troublante de François Kasbi à son propos: « Où est-il, cet écrivain que tout le monde connaît et respecte, et que plus personne ne lit ? » À qui lui ferait observer que ce n’est pas la question, François Kasbi rétorquerait avec raison que c’est la seule qui vaille pour un écrivain.
La « Nuit de Gênes »
La lecture de l’excellent essai de François Kasbi m’a remis en mémoire la fameuse « Nuit de Gênes (octobre 1892), que les plus jeunes ignorent sans doute et que leurs aînés ont oubliée, mais qui ne devrait laisser personne indifférent, chacun l’ayant vécue, d’une manière ou d’une autre[2. Pour les uns et les autres, on apprend dans Wikipedia que « dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, Valéry connaît à Gênes ce qu’il décrit comme une grave crise existentielle dont il sort résolu à « répudier les idoles » de la littérature, de l’amour, de l’imprécision, pour consacrer l’essentiel de son existence à ce qu’il nomme « la vie de l’esprit ». »]. Crise à double détente, affective d’abord, puisque Valéry, à la suite de déboires sentimentaux, décide qu’il ne sera plus jamais le jouet de ses sentiments. Crise intellectuelle ensuite, qui le saisit après la lecture de Mallarmé et de Rimbaud : tant de perfection l’accable. Et certain de n’être jamais capable de faire mieux, donc de faire tout court, il décide de s’affranchir de Mallarmé et de redéfinir le rôle de la littérature, la tenant dès lors « seulement » comme une des manifestations de l’Esprit.
Ces résolutions nous vaudront trois ans plus tard, L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste. Quand il publiera, sur l’insistance d’André Gide, La Jeune Parque, il recevra ce mot de Pierre Louÿs : « Tu as trop de génie. Tu me fais honte. Tu me dégoûtes. » Qui ne rêverait de recevoir pareil hommage ?
Dans la bibliothèque de son père, François Kasbi découvrit aussi Emmanuel Berl, cet esprit si vif. Berl avait saisi avant tout le monde les failles de la pensée lacanienne et les avait exposées dans un article de la revue Preuves. De plus, il y notait incidemment, à propos du sentiment d’humiliation ressenti par les Arabes après la Guerre des Six Jours, qu’il aurait été moins fort s’ils avaient été battus par des Turcs, des Grecs ou des Bulgares et qu’il diminuerait si leur antisémitisme pouvait décroître. « Intemporel Emmanuel Berl », conclut Kasbi, dont le père avait, décidément, la meilleure des bibliothèques. Ce ne fut pas le cas du mien. Mais on s’en tire quand même.
Morgue, de Gottfried Benn
En relisant les Fragments de Nicolas Boudin, dont je veux croire qu’ils seront un jour publiés, je songeais à Gottfried Benn écrivant à son ami Paul Zeck, dans une lettre du 2 septembre 1932 : « De moi paraît prochainement chez Meyer un nouveau cahier. Envers cette maison d’édition, il n’y a rien à dire. Et puis où irait-on ? Et enfin : l’art est l’affaire de cinquante personnes ; encore trente d’entre elles ne sont pas normales. Ce que les grandes maisons d’édition éditent, ce n’est pas de l’art mais le travail de gens qui écrivent pour sauver leur médiocrité…. »
Nicolas Boudin n’écrit pas pour sauver sa médiocrité. Juste pour desserrer l’étau de la folie. Juste pour nous confier qu’enfant, il était persuadé que Mallarmé était un général de la Grande Guerre. Et également ceci à quoi je souscris totalement : « Rien de plus ennuyeux que de voir au cinéma un plan qui n’a pour fonction que de rendre hommage à un tableau ou à un plan d’un autre film…. D’une manière générale, poursuit-il, toute référence au cinéma est au mieux une déclaration d’amour de midinette, au pire la marque d’une prétention sans borne. »
Je conseillerais à Nicolas Boudin la lecture de Morgue, de Gottfried Benn, et tout particulièrement celle de « Belle Jeunesse », poème admirable entre tous :
« La bouche d’une fille qui avait longtemps reposé dans les roseaux
Était si rongée.
Quand on ouvrit la poitrine, l’œsophage était si troué.
Enfin dans une tonnelle sous le diaphragme
On trouva un nid de jeunes rats.
L’un des petits frères était mort,
Les autres vivaient des reins et du foie,
Ils buvaient le sang froid ;
Ils avaient vécu ici une belle jeunesse.
Ils eurent aussi une mort rapide et belle :
On les jeta tous dans l’eau.
Ah, comme piaillaient les petits museaux ! »
Paul Valéry aurait-il goûté cette belle jeunesse ? J’en doute.[/access]
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