Ignorant les motivations historiques de l’antifascisme – la lutte contre les régimes fascistes -, les antifas actuels désignent comme « fachos » aussi bien l’Etat que le capitalisme ou le patriarcat. Une confusion qui alimente la radicalisation et la violence de ces black-bobos.
Entretien avec Gilles Vergnon. Maître de conférences, Gilles Vergnon enseigne l’histoire contemporaine à Sciences-Po Lyon. Il est spécialiste de l’histoire des gauches européennes et l’auteur de L’Antifascisme en France : de Mussolini à Le Pen, publié en 2009 aux Presses universitaires de Rennes. Propos recueillis par Maximilien Nagy.
Causeur. Lors des manifestations contre la réforme des retraites et les méga-bassines, nous avons vu ressurgir les mouvements antifas et autres « black blocs ». Que sait-on de ces mouvements?
Gilles Vergnon. Les mouvements antifas profitent aujourd’hui d’une « convergence des mécontentements » suscités par la gestion gouvernementale de la réforme des retraites. Le passage en force du gouvernement d’Élisabeth Borne en fait une cible facile pour les accusations de fascisme. Ce genre d’accusations n’est pas nouveau et a toujours été utilisé de manière hyperbolique par la gauche depuis les années 1930. À cette époque, l’on traitait de fasciste toutes les figures autoritaires et répressives de « droite », en amalgamant Mussolini, Hitler, Franco, les Croix-de-Feu du colonel de La Rocque et d’autres encore. Cependant, cet amalgame s’appuyait sur l’existence d’un fascisme bien réel installé au pouvoir aux frontières de la France.
Le « fascisme » incriminé aujourd’hui désigne les structures de l’État, spécialement la police, mais aussi le patriarcat, le capitalisme dans un amalgame hyperbolique visant une cible bien plus large que l’antifascisme historique qui désignait des partis présentés comme des ennemis de la République parlementaire. L’effondrement de la culture historique dans la société comme chez les militants antifas facilite l’opération.
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Quand les mouvements antifas violents que nous connaissons aujourd’hui sont-ils apparus en France ?
Dans les années 1990 certains mouvements étaient dirigés contre le Front national de Jean-Marie Le Pen, vu comme le dernier avatar du « fascisme ». Les deux principaux étaient Ras l’front, animé par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), ancêtre du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), et le Manifeste contre le Front national, animé par Jean-Christophe Cambadélis, du Parti socialiste (PS), autodissous au début de ce siècle. Existaient aussi des groupes plus radicaux, prédécesseurs des « antifas » actuels, mais ils étaient contenus, partiellement canalisés par les partis politiques et les mouvements qui offraient des perspectives politiques aux jeunes, en les « rebranchant » sur une gauche ou une extrême gauche « classiques ». Aujourd’hui, la décomposition du PS et la disparition de la LCR dégagent un plus grand espace à la nébuleuse radicale dont l’on ne doit pas exagérer l’importance. C’est la crise politique actuelle qui braque l’attention sur elle, sans parler des calculs du gouvernement Macron pour incarner le parti de l’ordre.
Que peut-on dire de la sociologie des jeunes antifas qui participent aux actions dans ces manifestations ?
Dans son dernier ouvrage[1], le professeur allemand Richard Rohrmoser propose une étude sociologique des jeunes antifas allemands. Il pointe le profil universitaire de ces militants, souvent issus de familles de cadres supérieurs citadines, qui soutiennent en général une conception libertarienne de la société et contestent l’autorité. Sans généraliser ce portrait-robot, il est certain que le recrutement de ces militants se fait davantage dans les écoles normales supérieures que dans les lycées professionnels… Ils sont souvent révoltés contre le système, a-partisans et en même temps surpolitisés, méfiants à l’égard des partis de gauche et d’extrême gauche.
À Sainte-Soline, des affrontements très violents ont opposé des blacks blocs et des membres des Soulèvements de la terre aux forces de l’ordre. Pourquoi l’écologie est-elle devenue un domaine privilégié des antifas ?
La défense violente de l’environnement se nourrit d’une vision catastrophiste du monde. Le raisonnement de ces militants d’extrême gauche est relativement simple : « Le monde risque de s’écrouler dans quelques années, l’État refuse d’agir, voire empire la situation. Défendons donc par tous les moyens l’environnement contre ses agresseurs. » Certains courants extrémistes qui défilent dans les rues ne cachent pas qu’une dictature écologiste serait le seul moyen d’éviter que la planète disparaisse d’ici quelques années. La cohérence d’un tel horizon politique avec leurs idéaux libertaires me paraît d’ailleurs relativement douteuse… Autant dire que nous n’avons pas face à nous des militants au raisonnement intellectuel très poussé, ou avec une conception très claire d’une « société idéale ». En revanche, leur détermination à combattre les adversaires désignés de leur idéologie est entière et la violence est vue comme le moyen privilégié pour mener ce combat.
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Les antifas refusent toute forme d’action partisane et aucun parti de gauche ne semble vouloir les récupérer… Sont-ils par essence incontrôlables ?
Sans doute est-il trop tôt pour l’affirmer. La nouveauté de ces courants antifas, c’est l’absence de toute perspective de s’inscrire dans une coalition candidate au pouvoir, à la différence du Front populaire dont l’antifascisme était le ciment. Il semble que La France insoumise hésite. La radicalité de la LFI lors des précédents grands débats politiques l’a desservie électoralement, comme l’a montré la défaite de la candidate Nupes face à la candidate socialiste dissidente en Ariège. En même temps, les Insoumis évitent de condamner les violences des antifas contre la police. Pour l’avenir, on ne peut donc pas exclure que les Insoumis cherchent à recruter des militants au sein des mouvements antifas.
En revanche, le gouvernement a réussi, du moins à court terme, à associer les violences antifas avec la virulence des Insoumis, et à apparaître comme le garant de l’ordre et du respect des institutions. Mais le recours au 49-3 aura certainement des conséquences, notamment sur la désertion des urnes. Voire pire. Nous n’en sommes qu’au début d’un processus de radicalisation des antifas, qui pourrait même, dans un scénario extrême, se convertir en lutte armée. Cela s’est produit dans les années 1970 en Italie, avec la dérive violente d’une partie de l’extrême gauche et la création des Brigades rouges. Nous n’en sommes pas encore à ce degré-là, qui nécessiterait un point de bascule décisif et un climat social davantage dégradé. Enfin, pour qu’une forme de milice antifa voie le jour, il faudrait surtout un sérieux effort de structuration de ces mouvements dont nous sommes encore loin.
[1] Antifa : Porträt einer linksradikalen Bewegung, von den 1920er Jahren bis heute, München, 2022 – « Les Antifa : portrait d’un mouvement d’extrême gauche, des années 1920 à nos jours », non traduit