Historien des idées et des évolutions culturelles, vous concentrez depuis quelques années votre réflexion sur la gauche. Existe-t-il un « ADN » de la gauche française ?
Tout au long du XIXe siècle, la gauche française s’est progressivement dotée d’une triple définition : idéologique, sociologique et morale.
La première, adossée à une philosophie de l’Histoire dessinée par les Lumières et l’expérience de la Grande Révolution, la conduit à promouvoir un changement social soudé à l’idée de « révolution », un mode opératoire où se conjuguent le temps court, la violence et le rapt de l’État. On suppose ainsi l’existence d’un au-delà historique, ce que les gens de gauche ont longtemps désigné avec l’expression fameuse des « lendemains qui chantent ».
La deuxième définition est sociologique. Certes, au XIXe siècle, la gauche libérale, attachée à l’héritage d’un 1789 réduit à la promotion des libertés publiques, est bourgeoise. Mais la répression républicaine de juin 1848, qui voit les républicains se retourner contre les ouvriers, accélère la naissance d’une gauche liée à des intérêts de classe, ceux d’un prolétariat hypostasié. Sauf que, en France, il s’agit en majorité de travailleurs de toutes petites unités dont la « conscience de classe » n’a pas grand-chose à voir avec le prolétaire décrit par Marx d’après le cas anglais. Il n’empêche : la gauche fut ouvrière, beaucoup plus rarement paysanne. Elle est devenue interclassiste, voire parfois petite-bourgeoise.
La troisième définition est d’ordre moral. À la suite de la greffe marxiste opérée sur le socialisme français, on occulte souvent tout un courant qui armait la doctrine socialiste de préceptes moraux. Des socialistes comme Proudhon (bien que ce dernier se défendît toujours d’appartenir à cette famille politique) et quelques-uns de ses héritiers plus ou moins directs, Benoît Malon, Eugène Fournière, sans oublier Charles Péguy et quelques autres, concevaient le socialisme comme une révolution morale. Nulle révolution sociale sans régénération éthique ! Une telle ligne imposait un style de conduite exemplaire qui devait permettre aux gens de gauche de cultiver un sentiment d’appartenance. L’homme de gauche devait se distinguer, dans son quotidien, de l’homme de droite par la générosité, le désintéressement, le sens du bien commun.
J’ai bien conscience que ce passage par l’Histoire est presque caricatural. Ainsi, définir la gauche comme « révolutionnaire » n’est-ce pas faire fi des débats qui ont opposé « réformistes » et « révolutionnaires » et exclure les premiers, au même titre que toute une « gauche modérée » (songeons aux radicaux qui, tous, se réclamèrent bel et bien de la gauche jusque dans les années 1950 au moins) ? Mais au fond, je crois qu’ils ne différaient des « révolutionnaires » que sur la méthode.
[access capability= »lire_inedits »]Gauche des Lumières, gauche ouvrière, gauche morale : que reste-t-il aujourd’hui de ce patrimoine génétique ?
Pas grand-chose… Cette alchimie mêlant ces trois composantes, idéologique, sociologique et morale (je me garde bien de recourir au terme très délicat à manier d’« identité » parce qu’il fige beaucoup trop les choses dans un état qui est en réalité toujours très instable), a longtemps constitué les trois couleurs de l’étendard de la gauche française. Or ce drapeau est aujourd’hui en lambeaux. Plus personne, ou presque, ne songe à faire de la révolution le mode opératoire le plus efficace, ni même d’ailleurs envisageable, du changement social. Mieux même, chacun sent bien qu’en dépit des crises qui affectent aujourd’hui le capitalisme, nul socialisme ne pourra être « bâti en cent jours » comme les socialistes l’annonçaient encore en 1981. L’au-delà historique est devenu absolument indiscernable.
Pour ce qui concerne la sociologie de la gauche, celle-ci est devenue si complexe qu’on ne peut plus désigner le Parti socialiste, ni même le Parti communiste, comme des « partis ouvriers ». La gauche n’est plus la seule à prendre en charge le sort des dominés. Quant au versant moral de la gauche, les années Mitterrand l’ont sérieusement écorné. La gauche a quitté la morale pour aborder les rivages du moralisme au mieux, du cynisme au pire.
Aujourd’hui, être de gauche ne signifie plus grand-chose, comme l’atteste l’affaiblissement continu du clivage droite/gauche dans les sondages d’opinion. Il me semble que cela revient surtout à partager quelques souvenirs et à se consoler dans l’évocation de quelques mythes. J’aime beaucoup cette remarque cruelle de François Furet, faite dans les années 1990 : « La gauche se meurt de célébrer son passé au lieu d’y réfléchir. »
Comment intégrez-vous l’écologie politique dans cette culture historique ?
L’écologie politique a offert un nouvel horizon à nombre de militants de gauche décontenancés, ne sachant plus à quel saint se vouer et ne trouvant plus dans la gauche historique la vision unificatrice nécessaire à toute mobilisation politique. Après l’échec du système qu’elle avait inventé, la gauche se contentait d’en rêver de nouveaux qui restaient dans les limbes sous les formes multiples et mal identifiées de nouvelles utopies collectives qui promettaient de réaliser le « vrai communisme » : les nouveaux militants écologistes jouissaient de la satisfaction d’affronter l’histoire immédiate, d’embrasser des causes concrètes (lutter contre l’implantation de telle centrale nucléaire, s’opposer à la dégradation de tel milieu naturel, etc.) et de changer leur vie sans plus attendre (s’équiper en matériel solaire, manger bio, opter pour la bicyclette, etc.). Bref, le succès de l’écologie politique traduit l’échec d’une certaine conception de la politique qui ne s’en remet qu’aux élections et à l’action gouvernementale et semble donc renouer avec une conception démocratique dont la gauche a été porteuse, par exemple dans le mouvement autogestionnaire des années 1970. Elle pourrait aussi aider la gauche traditionnelle à exercer son « droit d’inventaire », en contribuant à une critique utile et nécessaire d’une conception naïve du progrès dans laquelle la gauche française a beaucoup communié. L’écologie politique peut y aider si elle-même ne s’enlise pas dans ses propres ingénuités et son désordre structurel. Si elle y parvient, une nouvelle forme d’union à gauche peut se dessiner entre PS et forces de l’écologie politique, qui mettra fin à la longue histoire de l’union de la gauche entre socialistes et communistes ou leurs avatars actuels.
Passons à la droite, ou plutôt aux droites qui semblent être un peu à l’étroit dans la camisole UMP. Cette union de libéraux et de dirigistes, d’atlantistes et de néogaullistes est-elle toujours politiquement pertinente ?
Il est clair que l’opération UMP a échoué, comme ont d’ailleurs échoué toutes les tentatives visant à instaurer le bipartisme en France. L’élection présidentielle est sans doute la plus passionnante, à vrai dire la plus divertissante, mais elle est la moins politique. S’y déploie surtout l’affrontement entre plusieurs personnalités au premier tour, réduites à deux adversaires au second. C’est une psychomachie. On y voit toutes sortes d’épreuves psychologiques où se testent des personnalités, des qualités d’hommes ou de femmes. Mais de politique, au sens où vous l’entendez, c’est-à-dire des appartenances idéologiques, des sensibilités doctrinales, point ou très peu ! L’union des camps du deuxième tour est très cosmétique et ne traduit rien de politiquement très profond. Aux élections suivantes (législatives, régionales, municipales, cantonales), le local reprend ses droits, mais aussi la politique proprement dite, c’est-à-dire les choix opérés en matière d’action publique. La Ve République ne condamne nullement au bipartisme, comme toute son histoire l’a montré jusqu’à présent. Quant aux sensibilités que vous évoquez (libéraux, dirigistes, atlantistes, néo-gaullistes), il me semble qu’elles ne sont plus réservées qu’aux burgraves de la politique, qui y décèlent encore du sens. Mais les plus jeunes générations n’y voient guère que des marques ou des fanions de clientèles. Comme la gauche, la droite a perdu les quelques repères que lui avait conférés son histoire.
Quelle place dans ce paysage pour le Front national et son électorat, partiellement « siphonné » par Sarkozy en 2007 ?
J’ai toujours pensé que la prétendue disparition du Front national, annoncée une nouvelle fois par tant de prétendus experts au moment de la victoire de Nicolas Sarkozy, était une illusion. Le ralliement des électeurs du FN au candidat de droite était fragile, superficiel et provisoire. Les fidèles du FN n’avaient pas changé d’idées, et Nicolas Sarkozy ne pouvait pas embrasser leur discours durablement, sauf à voir une partie de sa clientèle républicaine fondre comme neige au soleil.
Du point de vue de la culture politique française, peut-on parler de « sarkozysme » ?
Si vous parlez d’une doctrine un tant soit peu articulée et arc-boutée sur quelques valeurs (l’indépendance nationale, la foi en l’action de l’État, l’implication des corps intermédiaires, etc.) comme le gaullisme, alors, évidemment, le sarkozysme est une chimère. Mais le Nicolas Sarkozy de la campagne de 2007 et des premiers mois de sa présidence a pourtant eu l’intuition du fait que la politique française est entrée dans un âge post-démocratique, où les clivages traditionnels sont dépassés (d’où les tentatives d’« ouverture »), les idées remisées au rayon des vieilleries républicaines et la politique définitivement assimilée à un spectacle où seuls les spin doctors ont voix au chapitre. Si ces tendances ne sont pas entièrement neuves, elles sont, pour la première fois, assumées comme les coordonnées de la politique. Le sarkozysme n’est évidemment pas un fascisme, ni un bonapartisme ni même un autoritarisme, comme une certaine gauche et quelques commentateurs pressés se sont plu à le laisser penser, mais un pragmatisme irresponsable où le spectacle tend à masquer l’impuissance politique.
Les déboires du Modem, qui n’arrive pas à trouver son espace politique, plaident-ils, contrairement à l’intuition de Sarkozy, en faveur de la pertinence du clivage gauche/droite ?
J’ai dit que nous étions entrés, depuis quelques années déjà, dans une période de grande confusion où le démarquage entre la droite et la gauche relève plutôt de réflexes et de traditions que d’analyses, de conflits d’interprétation ou de propositions. La guerre civile entre la droite et la gauche est dépassée. La possibilité de l’alternance a fait son œuvre. Sous ses anciennes formes, le clivage droite/gauche a donc en effet perdu de sa pertinence. Même s’ils en ont tiré des conséquences politiques différentes et qu’ils disposaient de moyens très contrastés, Nicolas Sarkozy et François Bayrou se sont accordés sur ce constat. À l’inverse de la gauche, qui reste convaincue de la vitalité de ce clivage… Elle n’a d’ailleurs peut-être pas entièrement tort. Si les formes de la politisation ont changé, cela ne signifie pas que la structure du clivage se soit totalement évanouie. Elle peut fonctionner différemment et sur de nouvelles questions. N’enterrons pas trop vite ces vieilles compagnes que sont la gauche et la droite.[/access]
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