L’autobiographie « méditante » de Nathan Devers fait forte impression; le jeune philosophe y revient sur ce « grain de sable » venu s’immiscer dans la mécanique bien huilée de sa foi…
En 2022, avec son roman Les Liens artificiels, Nathan Devers réussissait le tour de force de créer une œuvre qui plut à un très vaste public – y compris parmi les plus jeunes – tout en étant saluée par la critique pour la justesse de son ton, la poésie de son style et la lucidité de son propos. Dans un monde qui avait apprivoisé le métavers on y découvrit une population composée de solitudes connectées et séparées. C’est un tout autre genre que l’auteur explore avec Penser contre soi-même paru le 3 janvier. Non plus roman ni dystopie mais une méditation autobiographique ou une autobiographie méditante qui n’est pourtant tenue par l’exactitude d’aucune chronologie. Cette dernière n’est qu’un chaos d’événements accumulés mais, en eux-mêmes, sans queue ni tête tandis que c’est la temporalité de sa conscience et de son cheminement intérieur que Nathan Devers ambitionne de recréer. D’une foi incandescente et d’une vocation de rabbin à un athéisme revendiqué ; d’une adolescence plongée dans l’exégèse de la Torah à une vie d’adulte consacrée entièrement à la littérature et à la philosophie. Que s’est-il passé ? Quel est ce grain de sable qui s’est immiscé dans la mécanique bien huilée de la foi?
Régénération pas désenchantée
N’y voyez pas trop vite un changement superficiel, un nouvel aiguillage sans incidence profonde comme si au lieu de partir étudier telle discipline il en avait choisi une autre. C’est d’un bouleversement complet d’une personnalité, d’une mort partielle et d’une nouvelle naissance, d’une sorte de génération de soi dont il s’agit ici et qui engage jusqu’à la possibilité de trouver -ou non- un sens à son existence même. Le petit grain de sable qui fait tout basculer a bien des noms : doute, incertitude, remise en question, dégoût du dogmatisme et du repli sur une communauté qui se tient quitte de toute interrogation de ses propres dogmes, désir de penser tout de nouveau dès les fondements en se débarrassant des oripeaux des réponses toutes faites et des solutions trop faciles. Ce revirement, ce “non” franc et net aux dogmes du judaïsme, à la croyance en Dieu qui remédierait à l’absence de signification de notre existence est, on le sent à la lecture, aussi bien déterminé par les insuffisances objectives de la religion que par les exigences intérieures du philosophe. Ce n’est pas seulement parce que les Juifs de son nouveau lycée cultivent un entre-soi morbide, haineux et stérile ni parce que tel rabbin, aussi brillant soit-il, se plaît, par des pirouettes logiques, à esquiver les questions essentielles, tel un sophiste aguerri, que Nathan Devers change de boussole existentielle : c’est aussi et surtout parce qu’il éprouve en lui-même, comme une exigence de probité intellectuelle, la nécessité de douter des idées qu’il n’est pas capable de fonder par lui-même. C’est peut-être parce qu’il préfère l’absence de boussole à celle, mal réglée, du dogmatique si sûr de lui.
On sent alors la présence et la prégnance des penseurs qui nourrissent sa propre méditation. Cela fait bientôt dix ans qu’il butine chez tous les plus grands. Les philosophes ne sont pas invoqués dans son texte comme les nouvelles autorités auxquelles se fier, nouveau dogmatisme subreptice; ils sont plutôt invités dans son texte comme des amis qui, avant lui, ont tous partagé l’universalité d’une démarche, de la démarche philosophique par excellence consistant à douter des évidences reçues et si facilement susceptibles d’être inculquées par un milieu social auquel on adhère en toute confiance. De la réfutation mise en place par Socrate des opinions reçues de ses interlocuteurs infatués de leur semblant de savoir à la méthode cartésienne enjoignant de douter radicalement de tout; de la remise en question de la valeur des valeurs par Nietzsche aux fameuses formules d’Alain “Penser c’est dire non” et “Le doute est le sel de l’esprit” nous saisissons que la philosophie est bien moins la pluralité des doctrines que l’unicité d’une exigence qui consiste à remettre sans cesse, infatigablement, sur le métier la question de la vérité des idées et des doctrines reçues. On passe de la certitude d’être sur le bon chemin à l’inquiétude permanente, à l’angoisse d’errer. Du dogme au doute. À condition de comprendre que le doute, loin d’être un mol oreiller, ne doit pas être compris comme le confort intellectuel du malin qui ne prend ni la peine ni le risque de se fier à quelque idée mais bien l’aiguillon de celui qui cherche le vrai en se méfiant de toutes les idoles.
Nathan-doutant a tué Nathan-croyant
Cette méditation, cette autobiographie est finalement le récit de toutes les séparations: d’avec une religion, d’avec une communauté, d’avec des traditions, des rites, des coutumes, des habitudes, d’avec une histoire, d’avec Dieu enfin. Séparation de soi d’avec soi surtout; expérience de l’altérité : en ce que, par une schizophrénie atténuée, Nathan-doutant a tué Nathan-croyant, en ce qu’il a mis au centre de sa vie la recherche d’une conscience lucide. Mais une conscience lucide est précisément séparée de ses propres contenus mentaux qu’elle juge sans concession, autant que faire se peut. Nathan Devers fait finalement un pied de nez aux déterminismes trop faciles. Notre existence a la possibilité d’être autre chose, comme il le dit, qu’un épiphénomène de notre naissance avec toute la cohorte de ses déterminations plus ou moins insidieuses (sociales, historiques, culturelles). Cette histoire est universelle; c’est l’expérience d’un recommencement, d’un revirement, d’une reprise mais qui restera toujours en quête d’un sens pour l’existence humaine.
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