Selon le professeur Laurie Laufer, interrogée avec complaisance dans Libération, questionner la mode transgenre traduit une offensive réactionnaire, voire d’extrême droite. Dévoyant l’enseignement de Freud et de Lacan, elle défend une vision militante de la psychanalyse. Des propos qui ne peuvent rester sans réponse.
Au pays rimbaldien du « Je est un autre », une étonnante offensive régressive se déploie dans quelques sphères universitaires françaises dans le sillage de certaines universités américaines qui tentent d’imposer une vision purement idéologique de l’Histoire, de la littérature, de la poésie et avant tout de la psychanalyse. En ce sens, l’interview de Laurie Laufer, professeur à Paris-VII, dans Libération du samedi 4 juin, représente parfaitement le dévoiement de la psychanalyse par celles et ceux qui se réclament de Freud et de Lacan pour détruire la psychanalyse à coups d’arguties démagogiques et d’insultes à l’égard des collègues qui ne partagent pas leurs affirmations régressives.
Sous prétexte de rendre compte d’un ouvrage intitulé Vers une psychanalyse émancipée : renouer avec la subversion (La Découverte, avril 2022), la journaliste Cécile Daumas, qui ne cache pas son adhésion aux thèses de l’auteur, nous offre un florilège des propos de Laurie Laufer, qui nous dispense de lire plus avant son livre.
Mêlant quelques vérités premières sur la psychanalyse à de sérieux détournements du sens des travaux de Freud et Lacan qu’elle invoque, Laurie Laufer commence par se créer un adversaire imaginaire qu’elle combat vigoureusement. Ainsi, invente-t-elle des psychanalystes paniqués, apeurés, « franchement affolés face à la question des transidentités ». En réalité, il s’agit seulement de collègues et de chercheurs qui interrogent la pertinence et les effets des nouvelles doctrines dont elle se fait le héraut trompetant. Tout lecteur de bonne foi des travaux qu’elle incrimine, sans les nommer, se convaincra rapidement qu’ils ne recèlent ni peur ni panique tout en assumant une fonction de lanceurs d’alerte. On ne trouvera dans ces écrits ni insultes ni tentatives phobiques d’éviter un débat plus clinique qu’idéologique.
Toutefois, le plus grave n’est pas la pratique éhontée de l’amalgame pour faire croire à quelques lecteurs peu informés par ce quotidien que seuls les tenants de la Manif pour tous, des groupes réactionnaires et des dictateurs de droite participent à ces travaux.
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Des hommes et des femmes de toutes tendances politiques, des associations féministes, des scientifiques de disciplines concernées, des philosophes s’associent à ces recherches avec pour seul souci, celui d’une plus juste appréhension de la réalité clinique. En ce sens la réflexion est anthropologique. Ainsi, par exemple, un appel initié par des scientifiques allemands (1) a-t-il réuni une centaine de chercheurs, médecins et universitaires de renom pour appeler à « une rupture avec l’approche idéologique de la transsexualité » et à une « présentation factuelle des faits biologiques selon l’état de la recherche et de la science ». Ces médecins rappellent fermement que, quand des «revendications psychologiques et surtout sociologiques » mettent en question « la notion tranchée de sexe qui permet la reproduction anisogame de la reproduction » (l’anisogamie est la forme de reproduction mettant en présence des gamètes mâles et des gamètes femelles différentes par leurs fonctions et leur taille), la confusion règne.
L’entreprise militante qui s’exprime par la voix médiatisée de Laurie Laufer prétend renouer avec une pratique que les psychanalystes qui ne sont pas de ses adeptes auraient oubliée : écouter les patients ! Là serait son subversif retour à Freud.
Certes, la psychanalyse est née de l’écoute des patientes et des patients ; certes, c’est le patient qui « sait », mais l’hypothèse de l’inconscient, sans laquelle il n’y a pas de psychanalyse, est que l’analysant (le patient ainsi nommé depuis Lacan) à l’orée de la cure et jusqu’à son dénouement ne sait pas ce qu’il sait. Il l’apprendra en s’adressant à un autre qu’il institue fictionnellement et provisoirement comme sachant ce qu’il vient découvrir sans avoir su ce qu’il cherchait, mais en demandant à être soulagé de ce qui l’embarrasse dans sa vie sociale, sexuelle et laborieuse. Un tel travail suppose, en effet, de ne pas parler à la place du patient, de le laisser s’aventurer dans sa parole jusqu’à ce qu’il puisse surprendre son désir inconscient. Dire que le patient « sait », c’est redorer le blason du moi là où Freud découvrait comme une blessure narcissique, infligée aux humains par sa découverte, que « le moi n’est plus maître en sa demeure ». Depuis, renforcer les privilèges du moi a toujours été le levier principal de la résistance américaine à la psychanalyse. Résistance qui s’ébat de nos jours dans tous les ouvrages de développement personnel. Aussi est-il pour le moins insolite de trouver un tel appel au « c’est moi qui sais » sous la plume d’une psychanalyste… énonçant de façon péremptoire que « des psychanalystes sont aussi pris dans cette droitisation au nom de la défense de la famille et des enfants ». L’amalgame est grossier ; je ne connais pas de psychanalystes parlant au nom de la défense de la famille, en revanche, c’est l’option politique de militants, par exemple, ceux de la Manif pour tous. Mais, a contrario, en effet des psychanalystes se penchent sur les questions de filiation et sur la défense des droits des enfants à ne pas être immédiatement identifiés à leurs explorations identitaires et à leurs paroles en mouvement. Si de telles interrogations sont de droite, doit-on en déduire que l’ultra-individualisme libéral à l’américaine est de gauche ? Et cette façon de classifier les collègues est-elle autre chose qu’une forme actualisée de lyssenkisme ?
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Certes Freud et Lacan enseignaient, chacun à sa façon, qu’on ne s’autorise que de soi-même pour se dire homme ou femme, mais c’était du point de vue psychique et relationnel et non du point de vue physique. L’un et l’autre se préoccupaient, en cliniciens, de différencier les névroses, les perversions et les psychoses. Simplement ils montraient que la frontière entre le normal et le pathologique était sans cesse à reconsidérer et qu’il n’y avait pas lieu d’exclure qui que ce soit de notre humanité commune. Ils apprenaient, en écoutant leurs patients, que s’adonner totalement à une réalité de substitution parce que la réalité est parfois insupportable est un délire. Sauf que, pour Freud, un délire est une tentative de guérison soutenant un noyau de vérité historique ! Et un délire peut être collectif. C’est ainsi que Freud pouvait par exemple mettre en garde contre le délire bolchevique et annoncer que cela se terminerait mal. Dont acte ! Il apprenait, en écoutant patiemment et avec bienveillance, que tout sujet est divisé, que ce qu’il demande n’est pas ce qu’il désire ni ce dont il a besoin et que ce dont il jouit, à son insu, peut le détruire. C’est l’inconscient, connu depuis la nuit des temps, lisible chez Platon, chez Sophocle, Shakespeare, Baudelaire… dont Freud a systématisé les dires épars. Inconscient qui n’apparaît nulle part dans les propos haineux de cette psychanalyste qui « pense » que, de nos jours, « la sexualité devient anodine selon le mot juste de Gayle Rubin ». Réflexion insensée de la part d’une clinicienne plus jungienne que freudienne quand elle étend le sexuel « au désir d’accomplir des choses » ! Plus de sexuel, plus d’inconscient : c’est la psychanalyse émancipée telle qu’elle est enseignée dans un département de psychologie d’une grande université parisienne.
Enfin, et c’est en l’occurrence le plus important, les travaux mis en cause par Laufer, ceux notamment de Caroline Eliacheff et Céline Masson, portent sur les enfants embarqués dans des transitions précoces, et non sur la question des trans adultes. Ces travaux s’appuient sur des études et des témoignages internationaux qui interrogent un volontarisme idéologique que les pays les plus avancés dans ce domaine mettent aujourd’hui en question. Ce questionnement respectueux des choix des adultes n’est ni de gauche ni de droite : il part de l’expérience clinique et rencontre, je le répète, l’assentiment d’associations de lesbiennes, de trans adultes et de personnalités du monde médical sensibles aux aspects violemment sectaires de ceux qui refusent la controverse par la censure. Dorénavant aussi par la violence physique comme à l’université de Genève où des auteurs comme Éric Marty (2), Caroline Eliacheff et Céline Masson, qui informent dans leur ouvrage des traitements prématurés de transition sur des enfants et des adolescents, ont subi les assauts de militants trans.
Faire croire aux lecteurs non avertis, comme le fait Cécile Daumas, qu’il s’agit d’une offensive d’extrême droite est une manœuvre politicienne de type stalinien qu’on a bien connue en son temps quand il ne fallait pas parler du goulag ou des millions de morts engendrés par le maoïsme.
Rappelons pour conclure que Freud n’a pas attendu la « psychanalyse émancipée » pour étudier, avec une étonnante précision clinique pour l’époque, les questions liées au transsexualisme et à l’homosexualité et ce, dès les premières pages des Trois essais sur la théorie sexuelle où il écrit, entre autres : « On ne doit pas se représenter un rapport si intime entre l’hermaphrodisme psychique supposé et l’hermaphrodisme anatomique démontrable… Remplacer le problème psychologique (la bisexualité psychique) par un problème anatomique est aussi oiseux qu’injustifié. »
- « Aufruf : Schluss mit der Falschberichterstattung des öffentlich-rechtlichen Rundfunks ! », evaengelken.de, 1er juin 2022, également relayé dans le journal Die Welt : « Wie ARD und ZDF unsere Kinder indoktrinieren ».
- Auteur d’un travail universitaire strictement historique sur les théories du genre intitulé Le Sexe des modernes, par ailleurs diffamé dans l’ouvrage de Laurie Laufer
Le Sexe des Modernes: Pensée du Neutre et théorie du genre
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