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Le désir n’est pas la lutte des classes


L'Enlèvement des Sabines, Giuseppe Cesari 1568-1640

Un passage obscur de la Genèse (6, 1-4) a donné lieu à une exégèse frénétique des Pères de l’Église et des rédacteurs du Talmud qui se demandèrent comment, sous le règne du Dieu unique, apparurent soudainement sur Terre, juste avant le Déluge, des « fils de Dieu » dont on ne sait presque rien sinon qu’ils « trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient » et qui en conséquence « prirent pour femmes toutes celles qu’il leur plût », sans leur demander leur avis. Faute de mieux, on les appela « anges », mais la Bible de Jérusalem souligne la similitude entre ce passage et la mythologie grecque, qui décrit abondamment les unions tumultueuses − et rarement consenties − entre les dieux et d’innombrables mortelles. Ces accouplements violents ne correspondent guère aux canons de notre civilisation qui, heureusement informée par la douceur évangélique, place le consentement au cœur des relations charnelles entre hommes et femmes et même, serait-on tenté d’ajouter, entre Dieu et la femme. C’est seulement après avoir pris acte du consentement de Marie − « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole » − que l’ange Gabriel la quitte. Jamais Marie n’est forcée, ni spirituellement, puisqu’on attend son assentiment, ni physiquement, puisqu’elle reste vierge. Reste que, même dans le Nouveau Testament, l’union du Ciel et de la Terre est spectaculairement mise en scène comme s’il s’agissait d’un invariant des sociétés humaines, tout en conservant bien sûr un caractère transgressif.[access capability= »lire_inedits »]

Par contraste, notre époque semble furieusement endogame, et les « fils de Dieu » contemporains − je veux dire les stars médiatiques, sportives et politiques − ne consentent plus guère à s’accoupler avec les humbles mortels que nous sommes. Tout en haut du ciel, douillettement installé à l’abri du peuple au cœur des premières classes des bolides transatlantiques, le Gotha mondial ne condescend plus à s’abaisser jusqu’aux classes laborieuses et dangereuses mais se contente d’une triste consanguinité qu’il cultive à l’abri de forteresses imprenables et vidéo-protégées. Que sont les satyres d’antan devenus ? On le sait, le peuple est quant à lui devenu infréquentable et les classes sociales, plus encore que les sexes, mourront chacune de leur côté.

C’est pourquoi, malgré l’horreur que m’inspire, comme à tout un chacun, l’acte que l’on attribue à Dominique Strauss-Kahn, je lui trouve aussi quelque chose de touchant. Touchant, ce goût désuet des amours ancillaires, touchante cette fougue qui pousserait ce petit dieu des séminaires de haut vol, ce very VIP d’aéroports ultrasécurisés à s’abandonner, jusqu’à la chute et au crime, à un désir qui le porte vers les plus humbles parmi les plus humbles. Par ce geste supposé, par cette kénose libidineuse, Strauss-Kahn abolit pour un instant toutes les frontières sociales que l’on croyait infranchissables, toutes les distances symboliques que l’on pensait impossible à combler. C’est, me semble-t-il, faire un contresens majeur que de voir dans cet acte la réaffirmation d’une domination sociale. C’est tout le contraire.

Le désir est révolutionnaire, donc violent

Le capitalisme contemporain se passe aisément d’un contact direct entre les personnes. Le développement contemporain de l’économie de marché consiste justement en cela : le dénouement de tous les liens directs entre classes que tissaient les sociétés traditionnelles (rendez-moi ma caissière !). Dans son dernier roman, Houellebecq décrit de façon à la fois comique et convaincante comment, aujourd’hui, un homme ayant parfaitement réussi sa vie professionnelle peut ne parler à personne tout en jouissant d’une parfaite aisance matérielle[1. « …Il se rendit compte qu’il n’avait pas prononcé une parole depuis presque un mois, à part le « Non » qu’il répétait tous les jours à la caissière (rarement la même, il est vrai) qui lui demandait s’il avait la carte Club Casino. » La Carte et le territoire, Flammarion, p.63. C’est la contraction du domaine de la lutte].

Le désir sexuel est sans doute une des dernières choses qui pousse parfois les uns vers les autres les représentants de classes sociales éloignées les unes des autres. Lorsqu’on l’aura complètement criminalisé, notamment sous sa forme masculine, comme cela en prend allègrement le chemin à la suite de cette affaire (j’entendais Clémentine Autain et Edwy Plenel dénoncer en chœur, sur le plateau de Frédéric Taddéï, la drague lourde et les gauloiseries des mâles placées dans le même sac qu’une tentative de viol), chacun ne copulera plus que dans son petit cercle à lui avec quelqu’un qui lui ressemblera parfaitement, voire, si l’on pousse la logique à son terme, se masturbera devant son écran, sans risque d’être accusé par son alter ego ou sa webcam de harcèlement ou de conduite inappropriée. Bien sûr que le désir est dangereux ! Il pousse à commettre des actes qui sortent de l’ordinaire, à prendre des risques, voire à commettre des crimes (que personne ici ne justifie), le contraire de cette fameuse domination sociale et symbolique qui ordonne le corps social, grave dans le marbre la distance hiérarchique et stabilise le pouvoir.

Deleuze le proclamait fièrement : le désir est révolutionnaire. C’est pour cela qu’il est violent. Quelle révolution se passe de violence ? Et c’est la seule révolution que DSK aura jamais mise en branle. Car l’acte qu’on lui attribue, par les affects populaires qu’il mobilise, devient dans sa répression même l’instrument de la vengeance du peuple contre les puissants. C’est seulement sous l’emprise de leurs pulsions sexuelles que les puissants dévoilent au peuple la faiblesse grâce à laquelle il pourra enfin s’emparer du corps de la divinité et satisfaire ses propres pulsions. C’est bien le corps menotté et fermement empoigné du dieu déchu par des représentants du peuple américain qui a fasciné la Terre entière et scandalisé ses pairs. En touchant une femme du peuple, Strauss-Kahn s’expose à la vindicte du commun qui peut ainsi, en exhibant comme un trophée de chasse cet être naguère inaccessible, crier justice. Noli me tangere.[/access]

Juin 2011 . N°36

Article extrait du Magazine Causeur



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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