Et pas parce que le dernier Ridley Scott combattrait la “culture du viol” comme le prétendent quelques plumitifs…
Ridley Scott aura bientôt 84 ans — et toutes ses dents. Né en 1937, il était adolescent lorsque sa conscience cinématographique se forma, en visionnant les Chevaliers de la Table ronde (1953) ou Ivanhoé (1952) : rappelez-vous, dans le final, Robert Taylor affronte George Sanders dans l’un de ces duels judiciaires dont le Moyen Age était friand.
C’est d’ailleurs une affaire de duels, tiré d’une nouvelle de Joseph Conrad, qui inspira à Scott son premier film, Les Duellistes, en 1977. Après avoir accumulé les chefs-d’œuvre (Alien, bien sûr, ou Blade Runner, mais aussi Black Rain ou Thelma et Louise), il est revenu au film « historique » avec Gladiator (le jeune Scott n’a-t-il pas rêvé aussi, dans les années 1950-1960, devant les péplums dont nous inondaient alors les réalisateurs italiens ?) et Robin des Bois.
La vérité est ailleurs
Le Dernier duel n’est donc pas un ovni dans sa production. Arrivé au faîte de sa carrière, sûr de ses moyens, désireux de filmer pour deux depuis la disparition, en 2012, de son frère Tony (Top Gun, True Romance et Spy Game, c’était lui), et disposant d’un budget considérable (je n’ai jamais vu une reconstitution à ce point exacte du Moyen Âge, tant dans les costumes, les armes, les chevaux, que dans les lieux — essentiellement en Dordogne), Ridley Scott livre avec ce film une œuvre magnifique.
Peut-être avez-vous vu jadis Rashōmon, le film qui en 1951, en décrochant le Lion d’or à Venise, fit découvrir le cinéma japonais à des Européens stupéfaits. Quatre versions successives d’un même événement (un meurtre suivi d’un viol) y étaient présentées, et la vérité n’est pas simple — elle n’est même pas sûre. Scott joue sur cet « effet Rashomon » ici, proposant trois versions des mêmes faits, racontés successivement par les trois protagonistes — sans que l’on soit bien sûr, in fine, de la vérité. D’ailleurs, les historiens qui se sont penchés sur le duel qui opposa en 1386, au plus fort de la Guerre de Cent ans, Jean de Carrouges à Jacques Le Gris ne savent toujours pas si ce dernier a ou non violé l’épouse du premier.
Nature humaine incompressible
C’est que le débat est complexe. Marguerite de Carrouges (Jodie Comer, impeccable) a-t-elle joui ou non ? Elle s’est retrouvée enceinte après cette étreinte, et l’on pense alors qu’il est impossible de féconder une femme si elle n’a pas un orgasme simultané à celui de son partenaire. A-t-elle ou non dit qu’elle trouvait Le Gris (Adam Driver, ravageur) fort bel homme ? Quelles relations avait-elle avec son mari (Matt Damon, grandiose), qui l’a épousée au terme d’un contrat précis passé avec son père ? Pour l’amour, vous repasserez. De surcroît, Le Gris est le favori du comte d’Alençon (Ben Affleck, immonde à souhait — et co-rédacteur du scénario avec Matt Damon), qui n’a pas l’intention de faciliter la tenue d’un procès. Il faudra donc à Carrouges remonter jusqu’au roi (Charles VI, dit le Fou) et au Parlement de Paris — splendides vues sur Notre-Dame en cours de construction…
Scott a merveilleusement respecté les us et coutumes de ce temps si loin, si proche. Il a même veillé à ce que les protagonistes s’embrassent selon le code de l’époque — lèvres à lèvres closes, le baiser « à la florentine » (i.e. avec langue en bouche) ne débarquera en France qu’après les guerres d’Italie, vers 1520. Et il a rendu dans le détail la violence de ces temps, qui perdurera jusqu’à l’orée du XVIIIe siècle, quand les Lumières se répandront sur l’Europe.
Ne croyez pas les journalistes paresseux qui vous disent que c’est un film post @MeToo. Scott est plus fin que cela, et il rend à merveille toutes les ambiguïtés de l’accusation et de la défense. Il n’y a pas ici de héros — juste des appétits. Les juges d’ailleurs sont bien incapables de trancher — d’où l’épreuve ultime du duel. Si le film dit quelque chose sur notre époque, c’est que presque rien n’a changé, dans les comportements humains — sexe, fric, instinct de possession, goût pour la luxure, rivalités des mâles et des femelles, incertitude du Droit, recours à la violence. Il y a une nature humaine incompressible.
Bien sûr, il n’y a guère de suspense. D’abord, comme dans une tragédie antique, on connaît la fin. Ensuite, tout le film insiste sur l’opposition entre un Carrouges qui est un soudard balafré de tous côtés — Matt Damon y livre une performance égale à celle qu’a donnée Leonardo di Caprio dans le Revenant — et un Le Gris parfumé et courtisan. Et leur duel final, la ligne de fuite qui sous-tend le film et nous fait passer 2h1/2 sans ressentir leur durée, est d’une sauvagerie crédible d’un bout à l’autre ; Là, on est assez loin des tournois policés d’Ivanhoé. D’ailleurs, les affrontements de l’époque, tout au long du film, sont rendus avec un réalisme fascinant — ce mélange de boue et de sang, ces égorgements féroces, ces chevaux empalés — qui m’a rappelé les moments les plus épiques de Braveheart. Alors, comme vous n’irez pas voir Mourir peut attendre, courez à ce Dernier duel — vous ne serez pas déçus.
PS. Allez si possible le voir en VO. Le doublage est médiocre, et les traducteurs font lancer au comte d’Alençon un « quel con ! » impossible à l’époque — le mot « con » ne s’entendra au figuré qu’à partir du début du XIXe siècle. Jusque-là, il ne désigne rien d’autre que le vagin. Si Scott s’est entouré d’experts, on ne peut pas en dire autant des doubleurs.