Accueil Édition Abonné Avril 2023 Le degré zéro du complotisme

Le degré zéro du complotisme

Ainsi naît le premier prophète maudit de l’ère numérique...


Le degré zéro du complotisme
Dieudonné est l'invité de l'émission de Karl Zéro sur BFMTV, 17 mars 2010. © D.R.

Quand des historiens étudieront la vie et l’œuvre de Dieudonné, ils se pencheront sur l’aspect technique de son succès. Le dieudonnisme n’est pas seulement une banalisation rigolarde et pernicieuse de l’antisémitisme. C’est aussi une redoutable habileté médiatique à se faire passer pour un héros de la liberté et de la vérité.


Le 13 février 1984, Jean-Marie Le Pen, président d’un petit parti disposant à peine d’une poignée d’élus en France, voit sa campagne électorale (aux européennes) décoller grâce à sa toute première invitation dans l’émission politique la plus importante de la télévision française d’alors: « L’heure de vérité ». Vingt ans après, le 11 décembre 2004, Dieudonné Mbala Mbala, artiste reconnu pour ses spectacles faisant salle comble et ses amis du show-business, voit sa carrière de complotiste antijuif décoller grâce à sa toute dernière invitation dans l’émission culturelle la plus importante de la télévision française d’alors : « Tout le monde en parle ».

Ce jour-là, face caméra, le présentateur Thierry Ardisson annonce à l’humoriste qu’il a décidé de ne plus jamais le recevoir dans son talk-show. Au préalable, il a fait porter sur le plateau un article du Journal du dimanche, auquel son hôte a confié quelques mois auparavant : « Ce sont tous ces négriers reconvertis dans la banque, le spectacle et aujourd’hui l’action terroriste qui manifestent leur soutien à la politique d’Ariel Sharon. » Dieudonné, gêné, lit à voix haute le verbatim, évitant soigneusement de prononcer les mots « banque » et « spectacle », avant de reconnaître la paternité de chacune des paroles. Et Ardisson de lancer : « Au bout d’un moment, quand les gens en rajoutent systématiquement, et qu’ils montent aux extrêmes avec des déclarations absolument insupportables qui rappellent les propos pires des années trente, on ne peut plus les inviter à la télé. » Une position qui a le mérite d’être argumentée, assumée et exposée en toute transparence. Mais qui n’en reste pas moins un formidable cadeau pour Dieudonné. Dès lors, l’ancien comparse d’Élie Semoun va pouvoir se poser en martyr.

Sur internet, la star de la dissidence

En très peu de temps, celui qui était encore peu de temps auparavant un acteur adulé pour ses prestations dans Le Derrière de Valérie Lemercier ou Astérix contre Cléopâtre d’Alain Chabat, se retrouve persona non grata sur toutes les chaînes. Par chance pour lui, ce blacklistage se produit à une époque charnière de l’histoire des médias. Internet commence à rentrer dans tous les foyers, les premiers smartphones font leur apparition. Dieudonné peut ainsi aisément proposer à ses fans de le retrouver sur la Toile, où il leur promet de continuer à dispenser ses réflexions et ses sketchs sur ceux-qui-dominent-le-monde-en-secret. Ainsi naît le premier prophète maudit de l’ère numérique.

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Il faut dire que les institutions lui rendront un fier service… En 2014, le Conseil d’État se prend pour Tom Cruise dans Minority Report et autorise, avec les félicitations du ministre de l’Intérieur Manuel Valls, l’interdiction préventive d’un spectacle de Dieudonné, alors que rien ne permet d’affirmer que des propos hors-la-loi y seront tenus. Quel beau présent les sages du Palais-Royal font alors aux conspi ! Dieu merci, la liberticide jurisprudence Dieudonné n’a presque jamais été employée depuis lors.

Devenu une star de la dissidence en ligne, Dieudonné fait assez vite des émules, tel Alain Soral, avec qui il s’allie dès 2004 et dont le site Égalité et Réconciliation, créé trois ans après, devient le meilleur relais publicitaire de l’humoriste, signalant ses spectacles, recommandant ses vidéos, applaudissant ses déclarations. Las. Après une quinzaine d’années sans nuages, la love story a pris fin en janvier dernier à la faveur des excuses de l’humoriste dans Israël Magazine, qui ont nettement déplu à Soral. Depuis, le polémiste s’est consolé de sa rupture en s’entichant d’autres champions du complotisme. Ces temps-ci, Égalité et Réconciliation ne tarit ainsi pas d’éloges au sujet de Karl Zéro, ci-devant journaliste à Europe 1, Canal+ et BFM TV, désormais parti en guerre, dans sa revue L’Envers des affaires (lancée en 2021), contre la conjuration des « notables » pédophiles.

Karl Zéro, même itinéraire ?

Car Karl Zéro file à son tour un bien mauvais coton. Après avoir affirmé il y a deux ans dans L’Incorrect que la franc-maçonnerie assurait une forme d’immunité à ses membres pédocriminels (« leur instinct de survie, de résistance va aboutir à ce qu’ils couvrent même une brebis dont ils savent pertinemment qu’elle est galeuse, et mettent à son service tout le réseau. La brebis sera alors entendue par un gendarme frère, puis jugé par un juge frère, etc. »), voilà qu’il spécule à présent, notamment dans l’émission « Touche pas à mon poste » le 21 février dernier, sur l’existence d’une vidéo dans laquelle on verrait Pierre Palmade regarder des images de « viols de très jeunes enfants de 6 ou 7 ans ». Avant d’ajouter que l’artiste bénéficie de « protection au plus haut niveau » parce qu’il compterait parmi ses partenaires sexuels « le fils d’une personnalité politique » et « peut-être même un ministre […], cela pourrait faire un scandale d’État ». Comment ne pas être tenté d’appliquer un boycott « ardissonien » à de tels boniments aux relents homophobes ?

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Soral a-t-il le nez creux ? Karl Zéro sera-t-il le prochain Dieudonné ? Difficile de répondre à cette question. D’autant que trois précisions s’imposent. Primo, contrairement à l’inventeur de la quenelle, le titulaire du César du meilleur film documentaire en 2007 ne fait pas profession d’antisémitisme. Deuxio, dénoncer l’exploitation sexuelle des mineurs en bande organisée ne fait pas de vous forcément un pourvoyeur de fake news (une enquête sérieuse du Monde vient par exemple de révéler l’existence d’une mafia aux Philippines, qui filme des viols d’enfant commandités par des internautes occidentaux). Tertio, reconnaissons qu’aucun élément n’indique que Karl Zéro souhaite et apprécie les soudaines faveurs d’Alain Soral. Il serait… complotiste de notre part de tracer un axe d’entente entre ces deux-là.

Cela étant posé, on ne peut que noter les similitudes entre les méthodes de Zéro et celles de Dieudonné. Même passé de chouchou des médias. Même talent de conteur. Même façon d’alterner plaisanteries et propos terrifiants. Même manière de se poser en homme libre qui dérange le système. Même sens du buzz digital. Même dénonciation de prétendus réseaux composés d’une engeance aussi puissante que malfaisante sachant faire étouffer toutes les vilaines affaires la concernant et faire taire ses adversaires. Même absence de preuves.

Mêmes excuses dans vingt ans ?

Avril 2023 – Causeur #111

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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