Du lundi 26 au vendredi 30 juillet, France culture a consacré cinq émissions à Winston Churchill, quelque 16 heures d’archives sonores, d’enquêtes, de conversations : une superproduction radiophonique, placée sous la direction de Pierre Assouline, avec l’aide d’Inès Ben Slama et de techniciens accomplis (le son, le mixage étaient parfaits). Les qualités que Pierre Assouline a depuis longtemps démontrées dans ses biographies écrites ont superbement servi son entreprise de «mise en ondes». Il frôle ses personnages, les contourne, les considère. Il ne peut s’empêcher de leur manifester la sympathie qu’ils lui inspirent. Ceux-ci, manipulés avec précaution mais sans déférence excessive, subissent un traitement « de ferveur ». Encouragés de la voix par leur confident, poussés sans agressivité dans leurs retranchements, ils finissent par nous confier leurs péchés sans nous livrer leur entier secret. Ils furent grands et le demeurent, mais consentent, pour la plupart, à être nos frères, nos semblables, connus de tous mais, comme nous tous, originaires du très grand mystère humain.
L’affront des Dardanelles
Winston Churchill donc : d’emblée, nous prenons la mesure du drame qui se joua dès les premières semaines de la Seconde guerre mondiale, et du rôle étincelant que s’y donna (et mérita) le Premier d’Angleterre. Au vrai, Churchill sentit le vent du boulet ! L’Europe, c’est à dire le continent, s’effondrait ; le grand large, c’est à dire l’Amérique, ne voulait que la paix. Ne demeuraient que l’Angleterre et Winston, personnage controversé, politicien maladroit, économiste médiocre, tacticien calamiteux, longtemps poursuivi par le fiasco des Dardanelles. Premier Lord de l’Amirauté britannique, il avait persuadé les Alliés d’ouvrir un second front en attaquant Istanbul par le détroit des Dardanelles, pour achever l’empire ottoman, alors à genoux. En février-mars 1915, la flotte anglo-française bombarde les défenses turques, qui ripostent avec précision. Les Alliés abandonnent la partie, alors que l’issue des combats, sanglants (près de 500 000 morts de part et d’autre) demeure incertaine.
L’affaire des Dardanelles a-t-elle eu pour conséquence dramatique de précipiter le premier génocide du XXe siècle, contre les Arméniens, chrétiens en terre d’Islam, rendus euphoriques par une éventuelle victoire des « infidèles », désignés comme ennemis de l’intérieur, et massacrés de toutes les manières ? Certains le pensent. Quoi qu’il en soit, Churchill, par ailleurs soldat courageux, trompe-la-mort même, capable de charger l’ennemi à découvert, subit le désastre d’un débarquement mal préparé, fondé peut-être sur la vision surannée d’une puissance navale ancienne, inappropriée à la réussite de son projet. Le front des Dardanelles, loin de lui valoir la réputation d’un Clausewitz, lui coûta un terrible affront.
Entre les barbares et la civilisation : la mer et Sir Winston
Or, vingt-cinq ans plus tard, le col rentré dans les épaules, l’homme au cigare entre les dents, scrutant l’horizon assombri et traversé d’éclairs, sut, comprit, pressentit l’immense tâche que lui confiait tout soudain l’effondrement de l’Europe, préfiguré par celui de l’armée française, dont se jouèrent les fulgurances du stratège Hitler, servies par des officiers supérieurs uniquement préoccupés de vaincre, d’envahir et de soumettre. Il sut, il pressentit, il comprit que l’imprécateur de Berlin incarnait le mal absolu, l’emprise du diable sur l’humanité hagarde. D’une certaine façon, les choses étaient claires : la victoire totale des nazis sur le continent le désignait lui, Winston Leonard Spencer-Churchill, descendant par son père de John Churchill, Ier duc de Marlborough, comme le chef de la guerre totale. Entre les barbares et la civilisation, il n’y avait plus que la mer et sa détermination personnelle, autrement dit la Manche et ce qu’il avait dans le pantalon ! Sa puissante nature, un peu gâchée jusqu’ici, appelait des circonstances exceptionnelles.
Le 4 juin 1940, à la House of Commons, il prononce l’un de ses discours «fondateurs», de cette voix si singulière, affectée d’une sorte de zézaiement gracieux, qu’entendirent pendant près de cinq ans l’Angleterre et les peuples vaincus : Guerre à l’avorton !
Le 21 octobre 1940, sous un bombardement, il s’adresse aux français dans leur langue, et d’une éblouissante manière, qui mérite d’être rappelée ! «[…] Ici, chez nous, en Angleterre, sous le feu du boche, nous n’oublions pas quels liens et quelles attaches nous unissent à la France. Nous continuons à lutter de pied ferme et d’un cœur solide, pour que la liberté soit rétablie en Europe et pour que le peuple soit traité en justice dans tous les pays – en un mot pour faire triompher la cause qui nous a fait ensemble tirer l’épée. […] Ici, dans cette ville de Londres qu’Hitler prétend réduire en cendre, et que ses avions bombardent en ce moment, nos gens continuent de tenir. Mais notre aviation a fait mieux que de faire face. Et maintenant nous attendons l’invasion promise de longue date. Les poissons aussi.[…] Je vous dis la vérité et il faut que vous me croyez : cet homme de malheur [Hitler], ce monstrueux avorton de la haine et de la défaite, n’est résolu à rien moins qu’à faire entièrement disparaître la nation française, qu’à désagréger sa vie même, et par conséquent à ruiner son avenir. Par toutes sortes de moyen sournois et féroces, il ourdit son plan de tarir pour toujours les sources de la culture et de l’inspiration françaises dans le monde. S’il lui est loisible d’agir à sa guise, toute l’Europe ne sera plus qu’une Bochie uniforme, proie offerte à l’exploitation, au pillage et à la brutalité des gangsters nazis. Si je vous parle aussi carrément, excusez moi, mais ce n’est pas le moment de mâcher les mots.[…] Allons, bonne nuit, dormez bien, rassemblez vos forces pour l’aube – car l’aube viendra. Elle se lèvera, brillante pour les braves, douces pour les fidèles qui auront souffert, glorieuse sur les tombeaux des héros.[…].»
Un dandy dépressif
Pierre Assouline parle justement, pour de Gaulle et pour sir Winston, de la « rencontre d’un destin individuel au service de la nation en péril avec un destin collectif ». Celui-ci nous paraît plus proche, plus fragile également par sa rondeur, son alcoolisme, ses accès de dépression (« black dog »), alors que celui-là intimide et retient toute effusion. Churchill et de Gaulle pensent, agissent en hommes d’action mais ne se soumettent pas au réel ; ils se sentent, ils se savent en mesure de le mépriser. Ils se comportent en artistes. Tous deux formuleront supérieurement leur pensée, soit par l’écriture soit par la parole. Montant au front dans la guerre des ondes, Winston répond insolemment à Hitler, le défie en permanence et le moque ; il s’adresse aux populations, soutient le courage de ses compatriotes, en appelle au British Empire, et sollicite l’intervention de la grande puissance, située de l’autre côté de l’Atlantique, qui ne l’entendra qu’après l’attaque massive de Pearl Harbor (7 décembre 1941). Alors, Churchill, fils d’une Américaine, ne cessera plus de tourner son espoir vers l’Amérique, et, avec lui, toute l’Angleterre, qui regardera désormais vers le grand large, le dos tourné à l’Europe.
Enfin, les bombardements cessèrent, la guerre prit fin : des décombres environnées de brume et de poussière surgit un homme coiffé d’un haut-de-forme, portant un habit griffé Savile Row et chaussé de bottines taillées dans le meilleur cuir cousu d’Oxford street. Son ennemi intime finissait de rôtir lamentablement dans un brasier d’essence, allumé près de la taupinière où il avait passé ses derniers mois. Le gentleman victorien venait de donner le meilleur de lui-même, il pouvait à présent affronter l’ingratitude du peuple…
C’est ainsi qu’un dandy à face de bulldog, un dilettante intoxiqué entraîna après lui tous les cœurs d’une île peuplée de taciturnes et d’excentriques. C’est ainsi que Winston inventa Churchill !
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