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Le culte de la Révolution est mort


Le culte de la Révolution est mort

Comment expliquez-vous que ce personnage si peu français soit parvenu à jouer un tel rôle dans l’histoire de France ?
Sa force provient précisément de son extériorité par rapport à l’événement qu’il va dominer, au moment d’ailleurs où l’événement lui-même arrive à son stade terminal. Napoléon arrive en fin de course, quand plus personne n’a envie de la Révolution, au moment où, comme dit Anatole France, ceux mêmes qui ont fait la Révolution commencent à s’en lasser et trouvent qu’elle dure un peu trop longtemps. D’autre part, s’il ne croit pas aux principes humanitaires de la Révolution, il n’est pas non plus animé par le ressentiment de ses contemporains.

Non seulement il n’aime pas la Révolution, mais il n’aime pas tellement la France.
Il ne se sent pas français. Il est né à la périphérie, dans une terre rattachée à la France tardivement, l’année même de sa naissance. « Je veux être enterré auprès de ce peuple que j’ai tant aimé », écrira-t-il dans son testament. Cela signifie bien qu’il ne considérait pas en faire lui-même partie. Cela dit, même s’il s’est construit dans sa jeunesse, et par rejet de la France, une identité de patriote corse, c’était une identité d’emprunt. Au fond, il n’était ni vraiment Corse, quoique né à Ajaccio, ni vraiment Français, quoique élevé sur le continent, et c’est pourquoi, en définitive, il sera partout chez lui.

Quand on vous lit, on aperçoit sans cesse l’ombre du général de Gaulle derrière Napoléon. D’ailleurs vous comparez explicitement le 13 mai 1958 au 18 brumaire, deux événements qui revêtent pour vous un coefficient positif. Vous aimez les coups d’Etat ?
Je dois avouer que oui, du moins un certain type de coups d’Etat. Du reste, les deux véritables instaurations de la République en France ont été les produits de coups d’Etat – car en dépit de sa dérive pseudo-monarchique, le Consulat est un régime républicain. Dans les deux cas, il s’agit de sortir d’une impasse politique mais aussi morale, de réconcilier et d’agir. Les débuts du Consulat et ceux de la Ve République sont deux périodes de réformes – et pas seulement d’annonces de réformes. Ce sont deux moments extraordinaires d’une histoire qui, depuis 1789, est traversée par une crise permanente. Cela dit, il n’est pas certain que le terme de coup d’Etat que j’emploie par commodité soit adapté. Je décrirai plus volontiers brumaire comme une élection par des moyens un peu brusqués. De fait, on ne parlera de coup d’Etat que rétrospectivement, quand le régime prendra un caractère autoritaire. Mais au début, tout le monde est satisfait. Bonaparte rassure les uns par son passé révolutionnaire et les autres par la modération dont il a fait preuve à l’égard des privilèges et de la religion en Italie. Autrement dit, comme de Gaulle le fera plus tard, il parvient à incarner les deux France et à en réconcilier les deux histoires.

Très provisoirement en ce qui concerne Napoléon. Si de Gaulle fonde un régime durable, il faudra attendre 70 ans après la fondation du Consulat pour que la République s’enracine à nouveau en France.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, 150 ans après la Révolution, la République est installée : quoi qu’il pense de celle-ci, la question du régime ne se pose plus. Quand Napoléon arrive au pouvoir, personne ne sait si le régime qui convient à la France est la monarchie ou la République. Il faut aussi faire la part des tempéraments. De Gaulle est beaucoup plus vertueux que Bonaparte. Chez celui-ci, il y a quelque chose de foncièrement despotique. Son modèle, c’est précisément le despotisme éclairé de Frédéric et Louis XIV, mais sans le garde-fou de la religion et de la tradition.

Napoléon et de Gaulle ont donc en commun d’être des Républicains de circonstance. Seriez-vous fasciné par les hommes à poigne ?
Ce qui est certain, c’est que l’un comme l’autre ne viennent pas de la politique mais du monde militaire. Ils ont été mêlés aux jeux politiciens mais ils incarnent quelque chose qui transcende les appartenances partisanes. Leur légitimité vient de la guerre ou, plus justement, du roman national. Tous deux ont la conscience très aiguë de ce que le service de l’intérêt général fera partie de leur destin et de leur gloire posthume. Bonaparte le sent dès la campagne d’Italie. Il sait que sa place dans l’histoire universelle et dans la mémoire des hommes sera en proportion de ce qu’il aura fait. Sans goût personnel pour la démocratie et la République, il consolide les conquêtes révolutionnaires, au point qu’après lui nul, ne peut plus les mettre en cause. De Gaulle avait-il un goût plus vif pour la République ? Et pourtant, lui aussi l’a rétablie au moment où elle semblait sur le point de sombrer. L’histoire de l’un comme celle de l’autre sont des aventures de la volonté éclairée par l’intelligence profonde de leur temps, un modèle du triomphe de la volonté sur la force des choses.

On vous sent nostalgique des époques héroïques, aussi tragiques aient-elles été.
Les grands événements et les grands personnages attirent forcément les historiens. C’est leur fonds de commerce. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient nostalgiques des temps héroïques. Je suis comme mes contemporains : je dis pis que pendre du monde contemporain, mais je ne voudrais pour rien au monde revenir en arrière. Je manquerais d’air, même si parfois, j’ai l’impression d’étouffer, ici et maintenant.

On célèbre régulièrement le goût des Français pour l’Histoire. Mais en dehors de sa traduction en incantations télévisées et de rituels publico-publicitaires, on a plutôt l’impression que nous la fuyons à grandes enjambées.
Notre époque n’aime pas l’Histoire. Celle-ci s’est toujours écrite en réaction contre quelque chose. Au XIXe siècle, on cherche dans le passé les origines de la démocratie moderne. Les romantiques, eux, vont puiser dans le Moyen Age des arguments contre la Révolution française. Puis, au XXe, l’Histoire est convoquée pour illustrer ses propres « lois », apporter sa pierre à l’eschatologie révolutionnaire, contribuer au dépassement futur de la société bourgeoise. Mais aujourd’hui que la démocratie n’a plus à combattre ni Ancien Régime ni communisme, l’Histoire a perdu ce qui avait été sa raison d’être. On peut vivre sans histoire. La mémoire s’est substituée à l’histoire, et la fonction sociale des historiens est aujourd’hui, en grande partie, de nourrir ce roman des origines. Le travail de l’historien – je parle du vrai – est en passe d’atteindre un degré d’inutilité absolue : c’est sans doute ce qui fait son charme.

On parle beaucoup du bonapartisme de Nicolas Sarkozy. Cette comparaison vous paraît-elle judicieuse ?
Il est aussi absurde de comparer Sarkozy avec Bonaparte que de comparer Hitler et Bonaparte. Au premier abord, Sarkozy appartient certainement au même type d’homo politicus que Bonaparte – énergie, volontarisme, charisme, souci des détails, manie du contrôle, suractivité même : la vie de Bonaparte est une course perpétuelle. S’il s’arrête, il meurt, et je crains que notre Président soit exposé aux mêmes risques. Pour le reste, comment filer plus loin la comparaison ? Bonaparte n’avait pas à demander l’autorisation de Bruxelles pour mettre en œuvre sa politique. C’est tout dire. Bonaparte était le chef d’un Etat, Sarkozy le maire d’une grande commune dont la capacité d’agir, si elle n’est pas nulle, est de fait limitée. Pour exercer cette fonction, nul besoin d’un Bonaparte ; nul besoin, même, d’un de Gaulle. L’apparition de ce type de personnage était étroitement liée à la mystique de la souveraineté, si puissante dans l’histoire française. Celle-ci s’étant délitée, il y a peu de chances de voir ce type de personnage réapparaître un jour, en tout cas ici. Du reste, nos contemporains ne le supporteraient pas. Il y avait en Bonaparte, comme dit Nietzsche, une synthèse de l’inhumain et du surhumain qui n’est plus de saison. Il manque certainement à Nicolas Sarkozy, si on songe à de Gaulle, l’assaisonnement de la grandeur, mais en cela, il est de son temps. Faut-il le regretter ? Bonaparte a réussi à faire croire aux bourgeois de 1800 qu’ils étaient la réincarnation des Romains de l’Antiquité, de Gaulle a réussi à faire passer les vaincus de 1940 pour des résistants : c’étaient assurément de merveilleux illusionnistes, mais des illusionnistes.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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