Les éditions des Instants, jeune maison courageuse, rééditent les Carnets du moraliste qui traversa une époque pour le moins agitée, de la Révolution française à la Restauration.
Nos temps sont à l’outrance. Les moralisateurs univoques sévissent. En guise de contrepoison, les éditions des Instants nous offrent, sous le titre Le courage d’être heureux, les Carnets 1774-1824 de Joseph Joubert, avec une très-belle préface de Christiane Rancé, – laquelle est la descendante de l’Abbé dont Chateaubriand, qui fut l’ami et le divulgateur de Joseph Joubert, fit un livre.
« La littérature respire mal » disait Julien Gracq de celle de son temps. Dans le nôtre, elle s’essouffle parfois d’indignations, feintes plus ou moins, et de complaisances en de réelles tristesses. Le courage d’être heureux n’est plus guère la chose du monde la mieux partagée.
La lucidité, cette forme supérieure de la bienveillance
Ce courage, Joseph Joubert nous l’enseigne, non par des propos édifiants ou des recettes, à la façon navrante du « développement personnel », mais par des exemples, des signes d’intelligence, saisis au vif de l’instant. « Il faut, écrit Joseph Joubert, plusieurs voix ensembles dans une voix pour qu’elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu’il soit beau ». D’une seule phrase, il nous donne ainsi un art de vivre et un art poétique. Rien, en effet, n’est si monocorde que la tristesse ; et se connaître, se reconnaître, c’est entendre le chœur des voix qui se sont tues mêlé de voix vivantes. Nous connaissons mieux un homme par les inflexions de sa voix que par son visage et mieux encore une œuvre par ses secrets, par ce qu’elle se dispense de nous dire, que par les convictions qu’elle affirme.
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La lucidité, pour Joseph Joubert, est une forme supérieure de la bienveillance ; si matinale, si heureuse nous apparaît-t-elle en ces temps fuligineux traversés de cris de vindicte : « Porter en soi et avec soi cette indulgence qui fait fleurir les pensées d’autrui ». Quelles étendues anonymes nous séparent désormais du monde de Joseph Joubert, et par quelles passerelles le rejoindre ? La réponse est toute donnée dans ses pensées cueillies au fil des jours : par la langue française dans son usage le plus précis, le plus nuancé, le plus naturellement élégant.
Le refus de démontrer
Dans ces carnets Joseph Joubert nous donne à visiter ses jardins, qui sont de ceux « où le Maître peut se montrer ou se cacher à sa guise ». Son ambition est humble et immense : nous parler comme à des amis, passer les étapes intermédiaires d’un propos pour en éviter le tour didactique qui ferait insulte à notre intelligence, et enfin, laisser vivre dans sa faveur le repos de notre âme, le calme qui est la clef des mystères et des merveilles : « Les âmes en repos sont toutes en harmonie entre elles ».
Ce n’est point sans doute de cette façon, en nos temps spectaculaires, que l’on comprend la gloire (« Néant de la Gloire, dit Joubert, Dieu même est inconnu ») mais plutôt que le resplendissement péremptoire, et parfois accablant, sinon aveuglant, le lecteur trouvera dans ces pensées une autre lumière, une lumière filtrée par les feuillages des peupliers de France, une lumière qui joue au bord des rivières, une lumière spirituelle que l’on ne voit pas, mais qui révèle tout ce qu’elle touche.
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Aux antipodes des manuels de « pensées positives», comme aux antipodes du nihilisme qui joue sa partition pour les déçus et les craintifs, et plus loin encore de tous les donneurs de leçon, Joseph Joubert ravive le goût, lequel, par excellence, alerte l’intelligence. Sans goût, l’intelligence – qui veut tant avoir raison qu’elle la perd – est insipide ou monstrueuse, de même que « l’esprit », s’il est malveillant, est le ridicule de celui qui croit en user au dépend des autres.
Joseph Joubert ne veut rien démontrer. Il veille à la fine pointe de la pensée qui vient d’éclore. Le bien lui est léger, et quant à lui marquer sa préférence, il lui convient de ne le faire que légèrement, et d’éviter « la fureur d’endoctriner, et de mêler la bave de son propre esprit à tout ce qu’il enseigne ». Mélancolique à ses heures Joseph Joubert sut, mieux que d’autres, se défendre contre l’aigreur, qui est une faute de goût. S’il faut choisir dans quelque difficile discorde, prenons alors pour guide, sans comédie ni tartarinade, la meilleure de nos inclinations naturelles: « Il n’y a de bon dans l’homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées ».
Philosophe, et même métaphysicien, Joseph Joubert l’est au suprême – mais non de cette façon discursive héritée des épigones de la philosophie allemande qui veulent faire des pensées « novatrices » avec de vieux sentiments. Joseph Joubert ne se veut point novateur, ou révolutionnaire, mais juste, si possible, de façon immémoriale. Son ambition est plus grande que de soulever le monde par l’abstraction, et son souci est plus humble : il ne veut point séparer le sensible de l’intelligible.
L’ami de Chateaubriand
Souvent comparé aux Moralistes du dix-septième siècle, il se distingue d’eux par la métaphysique. S’il désabuse, comme eux, les hommes de leurs fausses vertus, c’est pour mieux nous inviter à quelque méditation. Frontalier entre deux mondes, comme son ami Chateaubriand, sa nostalgie est discrète et ses pressentiments sans drame. Sur l’orée, il exerce sa vertu majeure, dont il n’attend pas d’être sauvé ni perdu : l’attention.
« Ne confondez pas ce qui est spirituel et ce qui est abstrait » Et ceci encore : « Je n’aime la philosophie (et surtout la métaphysique) ni quadrupède, ni bipède, je la veux ailée et chantante ». L’étymologie est bonne conseillère. Chez Joseph Joubert, tout est pur, c’est à dire feu. Que nous faut-il ? « Du sang dans les veines, mieux du feu, et du feu divin. »
Le courage d’être heureux de Joseph Joubert (Edition des Instants)
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