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Que de temps perdu!

À la Comédie française, Christophe Honoré porte à la scène le troisième tome de la « Recherche ». Complètement raté!


Que de temps perdu!
"Le Côté de Guermantes", de Christophe Honoré d'après Marcel Proust © Jean-Louis Fernandez / Comédie Française

Le réalisateur Christophe Honoré déshonore l’œuvre de Marcel Proust à la Comédie française. Heureusement que ça s’arrête, raille notre chroniqueuse!


Longtemps je ne m’étais pas autant ennuyée à la Comédie Française. 2h30, c’est la durée de l’adaptation scénique, par Christophe Honoré, du 3e tome de À la recherche du temps perdu : Le côté de Guermantes. Pendant 2h30 donc, le lecteur amoureux de la Recherche oscille entre colère et abattement face à l’enchaînement de scènes qui se veulent piquantes alors qu’elles ne sont que plombantes. Se soumettant aveuglement à l’injonction rimbaldienne « il faut être absolument moderne », Christophe Honoré fait résonner le chef-d’œuvre de Proust avec l’époque actuelle, à tel point qu’il en oublie l’essentiel lorsqu’il ne le trahit pas totalement.

Pour faire original, Honoré mise sur l’anachronisme et la confusion des genres. Ainsi les costumes bigarrés mélangent-ils les époques Années Folles et Belle Époque – c’est original – et la mise en scène alterne les « before » et les « after » des soirées prisées par la jeunesse dorée parisienne d’aujourd’hui – gaz hilarant, poppers et rails de coke en moins.

Brouhaha

L’interprétation des personnages emblématiques du cercle des Guermantes, passe, quant à elle, complètement à côté de la subtilité des descriptions proustiennes où l’ironie drolatique côtoie la féérie poétique. Ici, tout est vulgaire, bassesse et outrance. Oriane de Guermantes, jouée par Elsa Lepoivre, est rabaissée à une écervelée dont la finesse n’existe que dans sa chevelure alors qu’elle est, dans le roman, l’incarnation même de l’élégance et de la grâce aristocratiques à la française. Le duc Basin de Guermantes est présenté, pour sa part, comme un imbécile heureux au snobisme seulement réduit à une intonation de voix forcée. Dans ce rôle, Laurent Lafitte avale un mot sur deux et surjoue plutôt qu’il ne joue. Il n’est d’ailleurs pas le seul à faire disparaitre le texte. Les acteurs parlent souvent en même temps, pendant qu’un micro se balade de l’un à l’autre, ce qui permet au spectateur, parfois, de saisir quelques bribes de texte. On suppose que l’idée est de représenter les conversations de salon dont l’art est, ici, totalement dévoyé par un brouhaha piteusement insondable. Et en dehors de ce choix scénique plus que contestable, les acteurs du Français démontrent avoir perdu ce qui faisait partie de leur réputation: leur précieuse diction. Mais lorsqu’apparaissent l’outrance et la vulgarité, le public n’a plus à tendre l’oreille: soudainement les décibels sont montés d’un cran, comme par hasard!

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Il en est ainsi avec Madame de Villeparisis, jouée par Dominique Blanc, copie conforme de mamie Suze, la vieille poivrote des Tuches, qui se complait dans un comique de répétition réduit à une simplicité guignolesque, avec sa voix de clopeuse alcoolique répétant à l’envi « oui » quand on l’interpelle. Ce qui fait beaucoup rire les spectateurs qui peuvent glisser, tout soulagés, à leur voisin : « Tu vois c’est pas si chiant Proust ! » 

Allo, les pompiers ?

Et plus le spectacle festif continue, plus on est gagné par la consternation. On ne peut que regretter le traitement caricatural, et c’est bien dommage, de l’antisémitisme et de l’affaire Dreyfus. Mais le point d’orgue vient avec la mort de la grand-mère du narrateur, pour laquelle Proust compose parmi les pages les plus poignantes de la Recherche, et qui se retrouve mise en scène avec un réalisme indécent, voyeuriste et extrêmement gênant. Cette grand-mère tient pourtant un rôle crucial dans l’œuvre. C’est par son intermédiaire que le narrateur pénètre dans le cercle très fermé de l’aristocratie du faubourg Saint-Germain, la grand-mère étant une vieille amie de Madame de Villeparisis, tante d’Oriane de Guermantes, la muse du narrateur et du marquis de Saint loup qui deviendra son ami. Mais celle-ci est surtout, et de manière involontaire, à l’origine du jeu des correspondances proustiennes grâce auxquelles le temps perdu de la vie vécue peut être retrouvé et sublimé dans une œuvre littéraire.

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Sans elle encore, le narrateur ne serait jamais allé à Balbec séjourner au grand hôtel ; il n’aurait jamais respiré l’air marin ; essuyé son visage avec la serviette de l’hôtel à la raideur particulière ; jamais rencontré le baron de Charlus, mentor dantesque de l’univers gomorrhéen, ni le peintre impressionniste Elstir ; et, surtout, jamais croisé le cortège de jeunes filles en fleurs sur la plage dont l’une d’entres elles, au grain de beauté mystérieusement volatile, sera son aimée et plus tard sa prisonnière.  

L’Amour, l’Art, le Temps: sa grand-mère fut au centre de ces pans gigantesques de la Recherche que Proust aimait à comparer à une cathédrale et que Christophe Honoré incendie sans retenue.

Honoré utilise la vidéo pour montrer le long et interminable râle de la grand-mère comme si c’était un reportage d’Elise Lucet sur les Ephad et la fin de vie, alors qu’il aurait pu justement utiliser cette technique pour lancer la série des réminiscences proustiennes dont une bonne partie ont été révélées grâce à sa grand-mère et qui sont, faut-il le rappeler, le fil rouge de l’œuvre et de la réflexion de Proust sur l’art et la puissance de la littérature. Sur les planches de la Comédie Française, ces réminiscences brillent par leurs fâcheuses et déplorables absences.

Honoré préfère nous casser les oreilles. Pour ce réalisateur qui ne peut concevoir un film sans le transformer en comédie musicale éreintante et suintante de mièvreries, le remplissage sonore est une obligation. C’est pourquoi on voit à tour de rôle Saint Loup et Marcel (précisons qu’il n’y a aucun « Marcel » dans la Recherche, c’est le « je » proustien qui est le narrateur) gratter de la guitare et chanter des tubes de pop anglaise… Pour dépeindre l’écrivain qui incarne le génie littéraire français, on conviendra que c’est tout de même déplacé ! Mais soyons justes, il y a, malgré tout, une chanson française. C’est celle de Léo ferré : « Ton style, c’est ton cul ! » – elle est évidemment à mille lieux de l’univers proustien et on en pleure de rage ! Et dire que Swann comparait l’amour qu’il éprouvait pour Odette de Crécy, qui n’était pourtant pas son genre, à la Vénus de Botticelli. On mesure l’écart.

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