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Le coronavirus, une pandémie géopolitique– Entretien avec Christian Makarian

En partenariat avec la revue Conflits


Le coronavirus, une pandémie géopolitique– Entretien avec Christian Makarian
Femme portant le masque en Australie.© Unsplash

Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.


Conflits. En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?

Christian Makarian. L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.

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Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?

Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.

Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens. Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature, n’est-ce pas là une lecture anachronique ?

 Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.

Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?

Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.

Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?

Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.

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Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que…

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Tigrane Yégavian est journaliste spécialisé en géopolitique. Il collabore notamment pour le compte des revues Moyen-Orient, Carto, France Arménie, Politique Internationale, Diplomatie et le Monde Diplomatique. Il a également publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée" (Névicata, 2015), "Diasporalogue" (coécrit avec Serge Avédikian, éd. Thadée 2017), et "Mission" (coécrit avec Bernard Kinvi, éd. du Cerf, 2019).

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