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Le contraire d’une pensée fausse n’est pas (forcément) une pensée juste: le cas Soros


Le contraire d’une pensée fausse n’est pas (forcément) une pensée juste: le cas Soros
L'essayiste Pierre-Antoine Plaquevent invité de TV LIbertés. Image: Capture d'écran YouTube.

Si George Soros et le système pernicieux qu’il a créé pour financer les causes les plus progressistes constituent des cibles légitimes pour des critiques, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain en condamnant les penseurs dont Soros se réclame et dont il trahit la pensée. Analyse.


« Les idées gouvernent le monde et les bonnes idées donnent de bons fruits ». Quelques vingt siècles avant Gramsci, c’était écrit dans les Évangiles ! Un qui a compris cela, c’est bien George Soros, que Charles Gave, qui le connait bien, qualifie à la fois de génie du trading – d’où sa fortune – et de profondément pervers, toxique et méchant.

M. Soros est complexé de ne pas être un intellectuel et entend le devenir grâce à son argent. Il est devenu un bailleur de fonds international essentiel du Parti du Bien et finance quantité d’ONG et d’universités pour répandre son idéologie, dite de la « société ouverte », qui s’opposerait à la « société fermée » portée par tous ceux qui s’opposent à la mondialisation financière et à un nouvel ordre mondial porté par les États-Unis.

Dans le camp « souverainiste », on se contente trop souvent de dénoncer sans aller au fond des choses. La reconquête de la souveraineté passe par la reconquête des idées. Dénoncer un système de pensée malsain sans pouvoir le remplacer par un autre, c’est brasser du vent  

Dénoncer cette entreprise et l’idéologie de M. Soros est nécessaire et cela a été entrepris par Thibault Kerlirzin dans son livre Soros l’impérial [1]. Ouvrage professionnel, sérieux, documenté, conduit par un raisonnement clair. Soros est également dénoncé dans le livre de Pierre-Antoine Plaquevent, Soros et la société ouverte [2] qui a un écho non négligeable sur les réseaux sociaux. Pourtant, sa cible n’est pas tant Soros que des scientifiques de premier plan comme Karl Popper et Gregory Bateson. Plaquevent excipe du fait que Soros se prétend disciple de Popper pour discréditer Popper. Or, Karl Popper est le plus grand épistémologue du XXe siècle, dont l’œuvre est une ressource indispensable pour construire une pensée pour sortir de la confusion actuelle promue par la nouvelle idéologie de nivellement du monde.

Quel est l’enseignement de Popper ?

  • Le rejet de l’historicisme : L’avenir est ouvert et aucun déterminisme historique ne peut nous dire ce que sera l’avenir. Nous sommes entièrement libres, et ce qui adviendra demain sera le fruit de nos décisions et non-décisions implicites ou explicites.
  • Le rejet du relativisme : Il est parfaitement possible de parvenir à des décisions communes et de bâtir le Bien commun dès lors que l’on a le souci d’apprendre l’un de l’autre, ce qui veut dire ne pas noyer les différences dans un magma mais d’en faire une ressource pour progresser vers la vérité.
  • En philosophie politique, la question n’est pas de savoir QUI doit gouverner la société, mais COMMENT elle doit être gouvernée et POUR QUOI. La question du QUI est une question platonicienne et vise à assurer le règne des philosophes et des « sages » sur la société, qui s’oppose au COMMENT qui est la question socratique du progrès par questionnement et résolution de problèmes. Le débat sur le QUI mène aux oppositions gauche-droite qui occultent le débat sur la nature de la société juste.
  • Le critère d’une société juste n’est pas de savoir qui la gouverne, mais de pouvoir en permanence délibérer sur le « Quoi? » et d’être assuré de pouvoir renverser le gouvernement. En Suisse, on se fiche pas mal de qui gouverne du moment qu’au travers des votations et de la démocratie directe, le peuple a le dernier mot.

Voilà qui n’est pas compatible avec l’idéologie de l’Occident dominée par le relativisme (« si tout est relatif » disait Leo Strauss, « alors le cannibalisme n’est qu’une affaire de gout ») et l’historicisme (l’existence de lois de l’histoire comprises par une autoproclamée élite). En fait, l’apport de Popper est l’exact contraire des élucubrations de M. Soros.

Pierre-Antoine Plaquevent n’a rien compris ou voulu rien comprendre à cela. Il voit dans Popper le père de l’ingénierie sociale définie comme « une approche interventionniste et mécaniste des phénomènes sociaux. Il s’agit de transformer la société comme s’il s’agissait d’un bâtiment… pour provoquer des changements qui sinon ne se produiraient pas d’eux-mêmes ». C’est faux : Popper a critiqué le positivisme logique du Cercle de Vienne durant l’entre-deux-guerres qui prétendait fonder les décisions sur la pure logique mathématique, ce que promouvra l’économie néoclassique de la rationalité des marchés. À l’ingénierie sociale conçue comme une manipulation des individus à partir de la compréhension de leur comportement, il a opposé une démarche par petits pas de résolution de problème : Face à un problème A on teste des solutions par essais et erreurs, et la résolution du problème est un problème B, plus complexe, et on aura au passage accru notre connaissance [3]. Popper a été confronté dans la Vienne d’avant-guerre au choc de deux conceptions du monde prétendant à la vérité scientifique incarnée dans une idéologie déterminant l’avenir du monde. C’est le refus de ce déterminisme, fondement du totalitarisme, qui est à la base de l’œuvre de Popper.

Une stratégie malvenue

La stratégie employée par Plaquevent consiste à s’en prendre à un philosophe mort depuis longtemps (1994 pour Popper) en le rendant responsable d’événements blâmables actuels, sous prétexte qu’il est cité par des gens peu recommandables. Ainsi, le gauchisme mondain américain a lancé une offensive contre l’enseignement du philosophe Leo Strauss (mort en 1964) transformé en inspirateur de la guerre en Irak (!), sous prétexte que certains politiciens « néocons » prétendent avoir suivi son enseignement. En fait, Leo Strauss, plaidait pour un retour à la philosophie politique classique définie comme globale, à la fois théorie et savoir-faire politique, échappant à l’étroitesse d’esprit du juriste, à la sécheresse du technicien, aux lubies du visionnaire, à la bassesse de l’opportunisme. Voilà qui est fort peu compatible avec l’idéologie actuelle du progrès à tout prix.

C’est la même technique qu’applique M. Plaquevent, en faisant de Soros un disciple de Popper au seul motif qu’il se réclame avoir été son étudiant. Il y ajoute un autre artifice : Popper a malheureusement commis un ouvrage très mauvais – « un scandale » et de la « camelote idéologique » selon les termes du philosophe Eric Voegelin – La société ouverte et ses ennemis. [4] Écrit dans son exil en Nouvelle Zélande pendant la Seconde Guerre mondiale, Popper n’avait pas ses sources avec lui et a vécu quatre années de ténèbres académiques. Il en a été réduit à faire, selon l’expression de Nietzsche, de la « philosophie à coup de marteau ». Il s’est rattrapé plus tard quand il a eu un poste en Angleterre, en écrivant un livre d’excellente tenue traitant du même sujet – la dénonciation de l’historicisme et du relativisme – Misère de l’historicisme [5].

En plus de donner crédit à Georges Soros d’avoir eu Karl Popper pour mentor et père spirituel, le livre de M. Plaquevent ignore l’apport scientifique de Popper qui fonde la théorie de la connaissance basée sur la pratique sociale en nous dégageant de la fascination pour les idéologies. On n’y trouve aucune référence bibliographique vers les sources principales, mais principalement des liens internet et des sources secondaires polémiques et non scientifiques.

Il s’en prend également à un autre scientifique majeur du XXe siècle, Gregory Bateson – qu’il appelle Georges Bateson, ce qui laisse supposer que, là aussi, il n’a lu que des écrits secondaires et polémiques et pas Bateson lui-même – dont l’apport est important pour une pensée libre. Gregory Bateson, époux de l’anthropologue Margareth Mead, a été un des promoteurs de la systémique qu’il a mobilisée pour formuler la théorie de la communication, il y a intégré les approches anthropologistes de son épouse et la psychiatrie qu’il a contribué à sortir de l’approche monodisciplinaire de la médecine pour une approche globale du patient. Un scientifique complet mobilisable dans de nombreux domaines. Plaquevent réduit la systémique de Bateson à la cybernétique de Norbert Wiener qui rêvait de voir la société gouvernée par des ordinateurs grâce à une « machine à gouverner » [6]. Bateson a contribué à comprendre le fonctionnement des groupes et des sociétés humaines. Comprendre ne veut pas dire s’en servir pour manipuler les gens, ce contre quoi Bateson a mis en garde.

C’en est trop pour Plaquevent : Bateson (mort en 1980) a été conseiller du gouverneur de Californie en 1978 qui avait gardé des liens avec le « révérend » Jim Jones, fondateur d’une secte apocalyptique au Guyana. Il n’en faut pas moins pour qualifier Bateson et son épouse de « criminels ». Mais son principal crime est d’être cité par Soros, qui, malin, ne se revendique que des meilleurs, les esprits ouverts auxquels on peut faire dire ce qu’on veut en distordant leurs écrits.

En somme, déconstruire un système de pensée pervers ne construit pas un système de pensée juste. C’est ainsi que, dans le camp « souverainiste », on se contente trop souvent de dénoncer sans aller au fond des choses : la reconquête de la souveraineté passe par la reconquête des idées, et dénoncer un système de pensée malsain sans pouvoir le remplacer par un autre, c’est brasser du vent.  

Les intellectuels du courant républicain souverainiste portent peu d’intérêt à l’éducation populaire dont a besoin la jeune génération. Il y a pourtant fort à faire ! L’ignorance est la pire des prisons dans laquelle nous maintient le système actuel en nous cantonnant dans la caverne de l’opinion qui fournit la trame des shows télévisés. Le philosophe Denis Collin, qui a été très longtemps militant marxiste, remarque justement que le succès du wokisme est qu’il s’adresse à une génération d’étudiants déculturés. La domination du marxisme à l’université, s’il a développé des comportements sectaires, n’avait pas abouti à l’état de régression culturelle et mentale actuel.

Il s’agit donc aujourd’hui d’armer intellectuellement la jeune génération et de ne pas la laisser aux manigances de la lumpen intelligentsia. La reconquête de la souveraineté passe par la reconquête des idées.

Cela est d’autant plus tragique que nous sommes les héritiers d’une tradition philosophique et politique de près de vingt siècles de philosophies et de débats politiques, de Cicéron à Machiavel et aux républiques italiennes, à Jean Bodin en France, Harrington en Angleterre, Thomas Paine dans la jeune Amérique, avec des options bien différentes mais un concept central : la prévalence du Bien commun.

La reconquête des idées passe par renouer avec cet héritage. Ce dont nous avons besoin, c’est de futurs adultes formés au raisonnement. Et s’il fallait citer des scientifiques essentiels à cette tâche, on citerait bien sur Popper, Leo Strauss et Bateson dans les cinq premiers.

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[1] Ed. Perspectives Libres, 2019.

[2] 2e édition, Ed. Culture et racines, 2020.

[3] « Toute vie est résolution de problème », ce livre rédigé deux ans avant sa mort résume toute la philosophie de Popper.

[4] 2 tomes, Seuil, « Points », 2018.

[5] Presses-Pocket, 1991.

[6] Ce projet de N. Wiener fit l’objet d’un article admiratif dans Le Monde, 28 décembre 1948 « Une nouvelle science, la cybernétique : vers la machine à gouverner »



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Professeur des universités honoraire, Chercheur associé à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes. Dernier ouvrage : "Smart Cities: Reality or Fiction" (ISTE Ltd, 2018)

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