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Le Conseil constitutionnel et la femme de César


Alors que François Hollande, sans doute conseillé par un amateur de Georges Perec ou de Fernand Raynaud (« ici on vend de belles oranges pas chères »), se propose, avec une audace inouïe, de supprimer le terme « race » de la constitution, d’autres réformes, manifestement plus urgentes, semblent pour l’instant en sommeil, superbement ignorées par les différents candidats. Et à ce propos, on songe notamment à la réforme de la composition du Conseil constitutionnel, qui empêche celui-ci de jouer pleinement le rôle qui devrait être le sien tout en altérant significativement sa légitimité.

Le mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel et sa composition remonte à la naissance de la Ve république. En vertu de l’article 56 de la constitution, le Conseil comprend neuf membres : trois, dont son Président, nommés par le Président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale, et trois par celui du Sénat. En outre, les anciens Présidents de la République en sont membres de droit.
En 1958, un tel mode de désignation pouvait paraître satisfaisant, au vu des fonctions relativement modestes du Conseil constitutionnel – lequel ne contrôlait les lois ordinaires qu’avant leur promulgation, et à condition d’être saisi par le Président de la république, les présidents des deux assemblées ou le Premier ministre… De là, une activité restreinte : entre 1959 et 1975, le Conseil ne sera amené à examiner, en tout et pour tout, que quatre lois ordinaires, et un traité. Ce qui, à l’époque, conduit d’ailleurs les spécialistes à douter de sa nature : le Conseil constitutionnel, estiment beaucoup d’entre eux, ne serait pas une authentique juridiction, comme la Cour suprême américaine ou le Tribunal constitutionnel allemand, mais un simple organe politique voué à la défense de l’exécutif et à la protection du régime. Dans ces conditions, la composition du Conseil semble s’accorder à sa nature : comment reprocher à une telle instance d’être exclusivement composée de personnalités désignées par des politiques en fonction d’affinités partisanes ? Pourquoi exiger de ses membres des diplômes de juriste, alors que l’on n’en demande ni aux parlementaires, ni aux ministres ? Et pourquoi s’étonner de voir siéger, au sein du Conseil, les anciens présidents de la République ?

Le problème, c’est que les attributions du Conseil constitutionnel vont évoluer de façon radicale à partir des années 1970. Depuis lors, en effet, le Conseil s’est arrogé, de façon spectaculaire, le rôle de garant et de gardien des droits fondamentaux. Il peut en effet, depuis une révision d’octobre 1974, être saisi par 60 députés ou 60 sénateurs, bref, par une minorité du parlement, ce qui va faire exploser son activité : en 2011, par exemple, il a été amené à contrôler la constitutionnalité de treize lois ordinaires avant promulgation, soit, en une seule année, trois fois plus qu’entre 1959 et 1975. Enfin, depuis la révision du 23 juillet 2008, il peut en outre être saisi par les justiciables, à travers le mécanisme de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), de lois déjà promulguées, lorsqu’il est soutenu que celles-ci portent « atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Innovation majeure qui étend encore, et de façon considérable, le travail du Conseil constitutionnel : pas moins de 109 décisions QPC ont ainsi été rendues au cours de l’année 2011.

Au cours des trois dernières décennies, le Conseil constitutionnel est donc devenu une véritable juridiction, très fréquemment saisie, et présentée, non sans raisons, comme l’ultime rempart des libertés publiques. Or, ce Conseil, qui prétend former le cœur de l’État de droit, reste nommé comme à l’époque où on l’accusait d’être, suivant le mot cruel de François Mitterrand, le laquais et le porte coton de la présidence.
Un tel décalage ne saurait se prolonger indéfiniment : les fonctions et la place actuelle du Conseil constitutionnel exigent que l’on revoie en profondeur son mode de désignation – notamment, afin qu’il soit plus étoffé, qu’il ne soit plus composé que de juristes professionnels, et surtout, qu’il puisse être sérieusement dépolitisé.

De toute évidence, il faut d’abord que ses membres soient plus nombreux. Car à moins d’être des surhommes ou des super-héros travaillant 24 heures sur 24, les neuf membres du Conseil ne sauraient à eux seuls suffire à la tâche qui est désormais la leur – même avec l’aide de personnalités aussi actives que les membres de droit, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac. Halte aux cadences infernales ! On observera ce propos que les membres du Tribunal constitutionnel allemand, peu réputés pour leur dilettantisme, sont au nombre de seize. Et que tous les seize, sans exception, sont des juristes professionnels de haut niveau, onze d’entre eux étant professeurs de droit. Ce qui présente au moins un (gros) avantage : celui de permettre aux membres de ce Tribunal de faire eux-mêmes leur travail de juge, sans être obligés de déléguer en catimini les rapports à des petites mains extérieures, ou de s’en remettre avec soulagement à la diligence impérialiste de l’administration. De façon générale, l’auteur de cette tribune s’avoue plutôt favorable à la notion d’exception française : toutefois, il est tout de même un peu regrettable que notre Conseil soit la seule juridiction constitutionnelle au monde où l’on puisse siéger sans avoir jamais fait d’études de droit. Ce qui, vu la technicité des questions traitées, paraît aussi plausible que d’opérer un patient à cœur ouvert sans avoir fait médecine.

L’autre grande réforme, plus complexe mais tout aussi urgente, est celle qui conduirait à dépolitiser le Conseil constitutionnel. Il faut reconnaître à ce propos que l’accusation de partialité politique est le plus souvent injustifiée. D’ordinaire, les membres du Conseil manifestent une réelle indépendance à l’égard de leurs autorités de nomination, se conformant à ce qu’un commentateur malicieux appelait jadis leur « devoir d’ingratitude ». Le plus souvent, mais pas toujours, en particulier lorsque les enjeux politiques ou électoraux s’avèrent considérables – que ce soit pour juger les comptes de campagne d’un président élu, pour éviter à un chef de l’État de passer devant le tribunal correctionnel, pour examiner la conformité à la constitution d’un traité européen particulièrement décisif, ou encore, plus récemment, pour balayer d’un revers de main dédaigneuse l’argument selon lequel la publicité des parrainages porterait atteint au pluralisme des courants d’opinion. « On le croyait servile, il n’est qu’obéissant », ironisait François Mitterrand en 1978. Sur ce plan, du reste, l’opinion publique n’est pas dupe, et le regard qu’elle porte sur l’institution est généralement très critique.

Ceci dit, même si tel n’était pas le cas, il faudrait songer au moyen de dépolitiser visiblement le Conseil, dont la situation et le rôle sont désormais trop éminents, trop importants pour laisser place au doute. Il y va de sa crédibilité, mais au-delà, de celle de l’État de droit lui-même. Après avoir répudié sa femme pour des fautes dont il la savait innocente, Jules César expliqua à des proches, qui s’en étonnaient, que la femme de César ne doit même pas pouvoir être soupçonnée.



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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