Notre chroniqueur, fin connaisseur de Dumas sur lequel il a co-écrit un livre, n’en revient visiblement pas d’avoir vu, comme il dit, la bouse à 43 millions d’euros écrite et mise en scène par Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, les duettistes qui avaient massacré il y a deux ans Les Trois mousquetaires. Il a manifestement trempé sa souris dans le venin pour écrire le compte-rendu du plus onéreux des ratages du cinéma français, qui n’en est pas avare. Attention, divulgâchage !
Un minimum de vraisemblance ne nuit pas aux œuvres de fiction. Mais ce n’est pas un souci pour Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, qui portés par le crime perpétré en adaptant Les Trois mousquetaires, et persuadés que si l’on peut écrire on sait filmer, ont porté à l’écran, pour la quarantième fois, le chef-d’œuvre de Dumas, afin de le massacrer tranquillement.
Faisons un bilan rapide. Le crawl que pratique Edmond Dantès n’existe pas à cette époque — il ne commencera à être pratiqué que dans les années 1880. Le château d’If n’est pas une île isolée au milieu de la Méditerranée — mais une IA quelconque a gommé les îles du Frioul, qui l’encadrent. Faire citer Edmond (Rostand) à propos d’Edmond (Dantès) est un anachronisme répugnant, Cyrano de Bergerac, c’est 1898. Faire de Danglars (banquier, dans le roman) un trafiquant de bois d’ébène, comme on disait, est aberrant : la traite est interdite en France depuis 1815, un décret de Napoléon a été confirmé par Louis XVIII.
Détails, direz-vous. Mais que Haydée, l’esclave fascinée et fascinante du comte, épouse Albert de Morcerf alors qu’elle est folle amoureuse de son seigneur et maître… Que ledit comte se batte en duel avec Morcerf, qui dans le roman se suicide — lequel duel est tout bonnement emprunté à la version Jean Marais (1954), pas de raisons de se gêner… Que Villefort ait une sœur bonapartiste — dans le roman, c’est son père — livrée à des tenanciers de bordel alors qu’elle appartient à la noblesse… Qu’Andrea Cavalcanti tue Villefort — qui dans le roman devient fou…
Entendons-nous : dans une œuvre aussi foisonnante, on peut être tenté de tailler. Encore faut-il le faire intelligemment. Tout ce qui dans le roman renvoie à l’Histoire est gommé par nos duettistes, persuadés sans doute que le public est aussi ignare qu’eux. Tout ce qui appartient au genre du roman noir (ou roman gothique, comme on disait alors) est évacué.
Quant à Pierre Niney… Pourquoi a-t-il une cicatrice sur la joue gauche, comme James Bond ? Pourquoi est-il tatoué comme un yakuza monochrome ? Edmond Dantès est BEAU — d’où l’utilisation au fil du temps de Robert Donat (1934), Pierre Richard-Willm (le meilleur à ce jour, en 1943), Jean Marais, Louis Jourdan (1961), Richard Chamberlain (1975), Jacques Weber (1979), et même Depardieu fils et père, en 1998 (même si le téléfilm de Josée Dayan est, comme d’habitude, détestable, même si Didier Decoin a fait un beau massacre du matériau fabuleux qu’il avait en main). Des acteurs impeccables et ténébreux, et non des minets mal rasés.
Il n’est pas le seul, malheureusement, à étaler son incompétence et son invraisemblance. Choisir Anaïs Demoustier (bientôt la quarantaine) pour jouer la toute jeune Mercédès est sidérant : du coup, quinze ans plus tard, elle n’a pas changé, excepté son début de lordose. Laurent Lafitte fait le boulot, Anamaria Vartolomei est un boudin roumain, Julie de Bona, à 44 ans, peine à jouer les jeunes filles enceintes. Manque-t-il à ce point de jolies actrices en France ? Rendez-nous l’Adjani de l’Ecole des femmes, en 1973…
Tout n’est pas nul. Une ou deux fois, il y a des plans de cinéma — le reste est filmé pour passer à la télé entre deux incursions dans le frigo. Décors, costumes et accessoires (ah, ce plan sur une magnifique montre Bréguet !) sont parfaits, si l’on avait éliminé les personnages le film aurait eu de la gueule.
Dans le dernier quart du film, soudain, pendant 10 minutes, ça s’améliore. C’est que lassés de massacrer l’un des plus grands romans français, les réalisateurs soudain ont décidé de suivre (dans la scène de confrontation de Dantès et de Mercédès) le texte de Dumas, homme de théâtre qui savait trousser un dialogue. Puis, patatras, ils se reprennent de cette faiblesse, et anéantissent la fin du roman — où Dantès part avec Haydée. Dumas était sensible à l’attrait des jeunes femmes, et même des jeunes filles : en 1860, à 58 ans, il part livrer des armes à Garibaldi, qui fait la révolution en Sicile, à bord d’une felouque dont le tout jeune mousse (tout juste 20 ans) est sa maîtresse, Amélie ou Emélie — qui accouchera peu après l’arrivée d’une petite fille dont Garibaldi sera le parrain. Qu’en dirait Judith Godrèche, si elle avait assez de culture pour connaître ce détail ?
Ne perdez pas votre temps — ou alors, profitez de la semaine de Fête du cinéma : pour 5€, vous bénéficierez, dans une salle climatisée, de conditions optimales de sieste. Et en sortant, vous pourrez toujours lire ou relire le roman, dans une édition convenable — en Folio par exemple.
Jean-Paul Brighelli / Christian Biet / Jean-Luc Rispail, Alexandre Dumas ou les aventures d’un romancier, Découvertes / Gallimard, 1986, 128 p., sur tous les sites de soldes.
Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Folio / Gallimard, Edition de Gilbert Sigaux, 1264 p., 12,90 €. C’est la même édition, allégée, avec le même spécialiste, que dans la Pléiade, qui vaut quand même 70€.
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