Les gogos qui adhèrent aux théories conspirationnistes sont les vaches à lait des « entrepreneurs en complot ». Humoristes ou anciens journalistes, ce sont de véritables hommes d’affaires qui déclinent leur discours haineux en livres, DVD, objets dérivés, voire en cryptomonnaie. Un business anti-élite des plus juteux.
Les chercheurs se sont beaucoup penchés sur les motivations – psychologiques, sociales ou pathologiques – de ceux qui croient aux théories du complot. Mais pour ceux qui leur fourguent ces « théories », l’explication est plus simple : il y a un fric fou à faire. Le modèle économique de ces « entrepreneurs en complots », selon le terme spécialisé, est en évolution constante grâce surtout à la technologie numérique. Leurs multiples sources de revenus comprennent livres, films et DVD, spectacles payants, émissions télé ou radiodiffusées sur internet, la publicité, la vente de marchandises et de services, et finalement des cryptomonnaies.
Opérations sous fausse bannière
Pourquoi ces élucubrations sont-elles si vendables ? À la différence de vrais complots, par exemple celui du 11-Septembre ourdi par Al-Qaida, les conspirations échafaudées par les entrepreneurs sont essentiellement infalsifiables car, selon ces derniers, tout n’est que faux-semblants dans la version « officielle » des événements. Au fond, il y a un seul super-complot mondial organisé par une petite élite où les juifs, les banquiers, différents États et certains organismes supranationaux peuvent jouer un rôle. Cette élite est responsable de presque tout ce qui va mal dans le monde et manipule les citoyens ordinaires. Elle est archicompétente puisqu’elle arrive toujours à ses fins. Pourtant, il reste des anomalies (comme le nombre de coups de feu entendus lors de l’assassinat de JFK) permettant aux chercheurs de vérité de détecter l’influence de cette main cachée. Le complot est toujours en train d’évoluer vers quelque étape finale où notre asservissement sera total, mais cela nous laisse encore le temps de le stopper. Une place importante est accordée aux « opérations sous fausse bannière » : la plupart des attentats terroristes et autres seraient des mises en scène coordonnées par l’élite pour hystériser la population. Cette vision du monde procure au croyant des bienfaits qui valent de l’or : le frisson engendré par un récit dramatique ; le réconfort d’une explication simple pour le chaos apparent du monde ; une consolation pour ses propres échecs, car tout est la faute de l’élite ; le refus des orthodoxies et des expertises reconnues ; la fierté d’être de ceux qui ont compris la vérité ; le contact social avec d’autres croyants ; et enfin le plaisir de la recherche des anomalies – un sudoku intellectualisé.
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Par sa version personnelle du complot, l’entrepreneur crée son branding et peut procéder au merchandising. Le père, ou le grand-père, de ce modèle, c’est l’Anglais David Icke, 71 ans, ancien animateur sportif de la BBC et porte-parole du Parti vert. En 1991, il se proclame le fils de Dieu et commence à exposer sa théorie, sans doute la plus délirante de toutes. Très influencé par Les Protocoles des sages de Sion, il considère que l’élite, qui cherche à instaurer un « nouvel ordre mondial », c’est-à-dire un État fasciste planétaire, est surtout composée de « sionistes Rothschild ». Il se défend d’être antisémite, car il s’agirait d’un petit nombre de juifs en apparence qui seraient en réalité des hybrides entre des hommes et des entités interdimensionnelles reptiliennes, comme d’ailleurs tous les présidents américains et la famille royale britannique. La Shoah a eu lieu, mais aurait été financée par cette élite, tandis que le 11-Septembre a été une mise en scène.
Il développe sa vision d’abord dans une série de best-sellers traduits dans de nombreuses langues. Rien qu’avec ses livres, il est multimillionnaire. Les conférences qu’il donne autour du monde se déroulent à guichet fermé. Un seul événement à Melbourne en 2011 lui rapporte 94 000 euros. À Londres, en 2012, il régale un public de 6 000 personnes pendant onze heures. Son site web vend billets, livres, DVD, vêtements et compléments alimentaires. Sa chaîne YouTube, avant sa suppression en 2020, aurait rapporté 180 000 euros par an en publicités. Le délire, ça paie…
Un délire rémunérateur, qui a ses limites
Celui qui a le mieux exploité ce modèle, c’est l’Américain Alex Jones. Débutant comme animateur radio, il crée son site, InfoWars, en 1999. Le 11 septembre 2001, il met déjà en doute la version « officielle » de l’événement. Spécialiste des opérations sous fausse bannière, Jones maintient que la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook, en 2012, est une mise en scène n’impliquant que des acteurs payés. Ses fans persécutent les familles des victimes qu’ils accusent d’être au service de l’élite. L’émission radio de Jones, très largement diffusée à travers les États-Unis, a des millions d’auditeurs. À partir de 2013, les deux tiers de ses bénéfices proviennent de la vente en ligne de produits de santé. Antivax, il propose des remèdes contre le Covid-19 jusqu’à ce que les autorités interviennent. L’évaluation de sa fortune reste difficile, mais elle pèserait entre 135 et 270 millions de dollars. En 2022, reconnu coupable de diffamation contre les familles de Sandy Hook, il est condamné à payer 1,38 milliard d’euros. Les bénéfices du délire ont des limites…
La carrière de Dieudonné suit la même trajectoire à partir de 2002. Chacun son truc : c’est sous couvert d’humour qu’il échafaude sa version du complot. Un « lobby sioniste », prolongement de la cabale juive qui aurait été derrière la traite des Noirs, dirige un nouvel ordre mondial. La réalité du 11-Septembre est mise en doute, ainsi que celle de la Shoah. Si ses spectacles constituent la première brique de son modèle économique, l’humoriste regroupe la vente de billets, livres, DVD et vêtements sur son site, la « Dieudosphère », et propose un abonnement à ses vidéos sur Quenelle+. Voulant diversifier sa marque, il a proposé d’autres produits pour exploiter ses fans : Ananassurance, Ananacrédit, des cercueils, des masques chinois à un prix faramineux en pleine pandémie et deux projets très louches de création de cryptomonnaie. Ses démêlés avec le fisc et la justice montrent qu’il a fait – et caché – des bénéfices considérables. À la fin, Dieudo a beau se prétendre antisystème : son système à lui marche très bien.