L’incident de Moukden a eu lieu en Mandchourie du Sud. Le 18 septembre 1931, une section de voie ferrée appartenant à la société japonaise des chemins de fer est détruite…
En 1987, sortait sur nos écrans géants « Le Dernier Empereur ». Réalisé par Bernardo Bertolucci, c’est un film biographique sur la vie d’Aisin Gioro Pu Yi, dernier souverain de Chine et dirigeant du Mandchoukouo. Pour la Chine communiste, la crise mandchoue de septembre 1931 et l’occupation durant 14 ans d’une partie du pays par les troupes de l’empire du Soleil Levant reste un traumatisme inscrit dans la mémoire nationale. Encore aujourd’hui des tensions persistent entre Tokyo et Pékin au sujet de ce chapitre douloureux de l’histoire de la Seconde guerre mondiale. Un événement qui a forcé le gouvernement chinois à se concentrer plutôt sur ses menaces séparatistes que sur une stratégie géopolitique militaire et interventionniste. Une forme de complexe qui intrigue les spécialistes de l’Asie.
Chaque année, les autorités chinoises de Mandchourie commémorent l’incident de Moukden, prélude à l’invasion de cette province par les troupes de l’empereur Hiro Hito. Il y a 90 ans, deux officiers japonais décident de saboter une partie du chemin fer qui relie Changhun à Harbin, la capitale. Ce sera le prétexte pour Tokyo d’accuser les « bandits chinois » d’avoir perpétré cet attentat, pourtant mineur, d’occuper tout ce territoire en quelques mois et d’expliquer à la Société des Nations qu’ils répondent aux demandes d’un peuple ostracisé par les nationalistes. Une mouvance principalement dirigée par des membres de l’ethnie Han. D’abord république en mars 1932, le Mandchoukouo (« Terre des mandchous ») devient un empire et sera remis entre les mains du dernier empereur de Chine, Pu Yi. Renversé en février 1912, celui-ci sera brièvement restauré sur son trône cinq ans plus tard. Finalement chassé de la Cité interdite en 1924, il décide de se réfugier au sein de la Légation japonaise qui promet de lui redonner dignité et privilège s’il accepte de collaborer. En réalité, cet Etat va vite se révéler être un vaste laboratoire géant où l’armée japonaise (Kwantung), particulièrement l’Unité 737, va se livrer à des expériences scientifiques et chimiques sur ses prisonniers. Des atrocités comparables à ceux des nazis sur les juifs. Il faudra attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que les Chinois puissent réinvestir la Mandchourie. Pour autant le pays n’en aura pas fini avec la guerre. Nationalistes et communistes s’affronteront jusqu’à la victoire finale de ces derniers menés par Mao Zédong, en 1949.
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« En Chine rouge, la Mandchourie est devenue l’exemple en temps réel de la faiblesse et de la vulnérabilité de l’empire du milieu. Un grand musée à Shenyang (Moukden) raconte d’ailleurs l’histoire de ceux qui sont morts en combattant l’occupation japonaise avec une imagerie renforçant le récit officiel selon lequel les dirigeants nationalistes chinois ont peu fait pour protéger le pays de l’humiliation des envahisseurs. Si à Pékin, on est prompt à demander au gouvernement japonais qu’il reconnaisse les crimes du Kwantung, l’incident de Moukden a contraint le Parti communiste chinois (PCC) à faire preuve de retenue vis-à-vis de sa stratégie militaire extérieure » explique Rana Mitter. « En 2008, lorsque la Russie a envahi la Géorgie, les dirigeants chinois se sont abstenus d’exprimer un ferme soutien à Moscou, appelant chaque protagoniste à faire preuve de dialogue. De même, en 2014, la Chine a refusé de dénoncer l’occupation et l’annexion de la Crimée par la Russie. Pis, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU a examiné une résolution condamnant le référendum, qui donnait un semblant de légitimité à cette prise de contrôle d’une partie du territoire ukrainien par les Russes, la Chine s’est encore abstenue » ajoute ce professeur d’histoire et de politique de la Chine moderne à l’Université d’Oxford.
Bien que Pékin se montre assez habile pour retracer les frontières de son Etat à son propre avantage, elle évite généralement de franchir celles qui sont internationalement reconnues (ce qui pourrait expliquer pourquoi elle n’est toujours pas intervenue à Taïwan contrôlée par les nationalistes, au-delà de tout aspect de soutien américain, et qui abriterait un mouvement pro-manchou). En effet, elle préfère s’accentuer sur les séparatismes qui se sont multipliés au sein de la république socialiste. Atteinte du « complexe mandchou », elle n’a toujours pas réussi à panser ses plaies datant de cette période et se méfie de certaines ethnies revendicatrices. Comme à Hong Kong reprise aux Britanniques après un siècle de cession et où les libertés démocratiques se sont fortement réduites. La région du Xinjiang n’est pas exempte de répression. Les communistes se souviennent encore comment cette province peuplée de Ouïghours a proclamé deux fois son indépendance (entre 1933-1934 et 1945-1949). Que dire encore du séparatisme tibétain (qui agit depuis l’Inde) ou du mouvement séparatiste mongol avec l’Alliance démocratique de Mongolie méridionale vue comme les héritiers de l’état de Mengjiang par les dirigeants du PCC ? Un autre Etat fantoche créé par les Japonais entre 1936 et 1945 au profit du prince Demchugdongrub. Ironie de l’histoire, lui comme Pu Yi seront graciés après avoir fait amende honorable et finiront leur vie, pour le premier comme employé du Musée d’histoire de Mongolie intérieure, pour le second comme jardinier d’Etat à Pékin.
S’il est frappant de constater que, pour la Chine, la crise mandchoue des années trente reste une cause importante pour sa mémoire nationale, elle ne lui a toujours pas permis d’élaborer des réflexions stratégiques cohérentes lui permettant de répondre aux défis géopolitiques de demain. « La violation directe d’une frontière terrestre internationale reste une perspective définitivement inconfortable pour les Chinois » comme l’expliquait encore récemment à ce sujet le très sérieux Japan Times. Un complexe aussi mystérieux à comprendre que la pensée du Dragon rouge.
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