L’horreur, c’est qu’il n’y a pas d’après. Peut-être n’y en a-t-il jamais et nulle part. Mais s’il n’y a pas d’après-communisme c’est parce que tout conspire à faire croire que le communisme n’a jamais existé. À Sofia, le souvenir même du mausolée où reposait Dimitrov, le Staline bulgare, a disparu, sans doute recouvert de boutiques H&M et de parasols publicitaires. Rouja Lazarova a touché juste en faisant de ce non-lieu la tour de contrôle, le centre de commandement du mensonge. Et le mensonge continue à hanter les esprits, à ronger les âmes, même les esprits et les âmes de ceux qui n’ont pas connu son règne.
Rouja, beaucoup de journalistes l’ont croisée dans les Balkans, un petit bout de fille pimpante et grave qui faisait l’interprète pour les Français, aujourd’hui parisienne d’adoption, française par la langue. Le communisme coule dans ses veines comme il a coulé dans celles de ses personnages Gaby, Rada et Milena, trois femmes, trois générations broyées par la répétition, cette figure de la mort. L’homme de Gaby a disparu quand elle portait son enfant, happé par un régime qui a fait de l’arbitraire et de la peur ses principes de survie. Comme l’écrivain qui signe son quatrième roman en français, Milena, la petite-fille de Gaby, verra le Mur tomber, les anciens tortionnaires se reconvertir dans le business et les paillettes, les rêves d’émancipation se rabougrir en avidité de possession. À Paris, elle découvre avec rage et stupéfaction que ces mots qui ont été les murs de sa prison, certains de ses amis les brandissent comme des étendards de liberté. Elle dont les parents ont payé d’une existence grise leur refus de rallier le Parti qui distribuait prébendes et privilèges apprend qu’on peut avoir été communiste volontairement et même avec enthousiasme. Et puis, elle comprend. « Nous étions des enfants de la révolution mais nous avions perdu les idées révolutionnaires. »
La vérité de la nuit communiste, Rouja Lazarova la cherche autour du mausolée. Ainsi, aux commandes de la Terreur, il y avait un cadavre. Une momie vide, sans cerveau ni cœur, devant laquelle des écoliers aux pieds et aux cœurs glacés devaient singer le recueillement. Les années passent, on meurt de moins en moins dans les geôles du régime, l’ennui et la nausée succèdent à l’effroi. La momie est moins imposante, de plus en plus ridicule aux yeux des écoliers que l’on autorise, avec le temps, à garder leurs manteaux pour visiter le monument réfrigéré. En juillet 1990, alors que le granit se couvre de graffitis, la famille organise l’évacuation du corps. « La crémation s’était éternisée, écrit Lazarova. Imbibé de formol, Gueorgui Dimitrov ne voulait pas brûler. » Même les flammes de l’enfer ne peuvent détruire le passé. Mais peut-être les mots le peuvent-ils. C’est l’espoir de Rouja Lazarova. Mausolée est en quelque sorte l’inverse d’un requiem, des pelletées de phrases, de colère et d’énergie jetées sur le cadavre du communisme pour qu’il se taise à jamais et cesse de hanter les vivants.
Ma copine Rouja Lazarova dédicacera son livre ce jeudi 12 février à 19 heures à la Librairie L’Arbre à Lettres, 33-35 boulevard du Temple, Paris 3e.
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