«À la fin, les noctambules se retrouvent sur la plage. Les pêcheurs hissent un filet où ne se débat déjà presque plus le monstre marin qu’ils viennent d’attraper. Après avoir longuement contemplé l’oeil glauque de la bête, Marcello entend la voix d’une jeune fille qui l’appelle. Il la connaît, elle incarne l’innocence, la pureté. Séparé d’elle par l’embouchure d’une petite rivière, il feint de ne pas comprendre et rejoint le groupe de fêtards qui l’attend ». La dernière scène de la Dolce Vita laisserait-elle entrevoir le sens véritable du cinéma qui, comme métaphore de la vie moderne, ne serait pas une quête, mais un renoncement -renoncement mélancolique mais sans appel à la pureté et à l’innocence ? C’est ce que suggèrent ces jours-ci deux beaux romans au titre plus jovial que leur contenu, Pas ce soir, Joséphine, d’Éric Alter, et Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, de Christophe Donner.
Ce dernier s’attaque, sur le mode décidément efficace de la non fiction, à un célébrissime inconnu, Jean-Pierre Rassam, étoile montante puis filante de la production cinématographique française, retrouvé mort à 43 ans au domicile de sa compagne Carole Bouquet. Le voyage au bout de la nuit américaine commence par un suicide – le 31 décembre 1966, celui d’un autre producteur mythique, Raoul Lévy, le découvreur de Brigitte Bardot, qui se tue d’un coup de fusil dans le bas-ventre à la porte, close, de sa maîtresse. Et le voyage se poursuit autour de Rassam, dilettante génial qui, un peu par hasard, parce que sa sœur adorée devient la femme de Claude Berri dont la sœur adorée est devenue la maîtresse de Maurice Pialat, va se lancer dans la production sans trop savoir pourquoi, fort de son goût de la fête, de sa prodigieuse énergie vitale, de son charisme et de l’immense fortune paternelle. « Produire, produire, il adore le mot produire ». Mais il lit à peine les scénarios des films qu’il lance, en condottiere mésopotamien, à la face d’une France qui s’ennuie. Pialat et Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean Yanne, dont il produit Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil (énorme succès) puis Les Chinois à Paris (énorme four), ou Marco Ferreri et sa Grande bouffe, qui fleure bon la révolution – mais celle du nihilisme. Et puis Godard, Bresson, Polanski. Pourtant, que faire après ça, alors que dans l’hexagone, ce sont les Charlots qui remplissent les salles obscures ? Joueur compulsif, drogué jusqu’à l’os, Rassam se voit en Napoléon des toiles. Il n’a que trente-trois lorsqu’il tente – pourquoi pas, au fond ?- de mettre la main sur la Gaumont, mais il se fait rafler la mise par son associé, et sombre définitivement. Dans le tunnel de l’échec, de l’ombre et des substances illicites, jusqu’à son suicide un jour de janvier 1985.
Acteur de seconde zone mais observateur désabusé, le destin de Norman, le narrateur de Pas ce soir Joséphine, n’est pas beaucoup plus guilleret. C’est d’ailleurs lui qui racontait la scène finale de la Dolce Vita, comme un précipité de la sienne. Celle d’un comédien qui attend, dans une grande ville de la Côte d’Azur, le retour de la vedette qui s’est cassé une dent avant de venir en glissant sur une marche de piscine. Celle d’un type qui tourne en rond -autre façon de voyager au bout de la nuit-, d’une manière qui rappelle irrésistiblement Houellebecq, incontournable prophète de notre époque. Le film où Norman doit jouer est un remake de Certains l’aiment chaud, et lui-même n’y a qu’un rôle modeste : les filles qu’il rencontre sur le tournage et qui se déshabillent dans sa chambre déclarent qu’il est « un peu célèbre », ce qui achève de le déprimer. « Si ça continue, je vais devenir un acteur fantôme. Au générique, personne ne saura qui je suis (…). Mon nom fera fureur dans les jeux concours. La question qui me concernera vaudra au moins 1 million d’euros ». Du moins y a-t-il des filles qui se déshabillent dans sa loge : il est juste assez célèbre pour cela. Mais en fait, non, même pas. Et ces amours furtives, si jeunes et jolies soient-elles, ne sont pas grand-chose d’autre qu’un remake : pas étonnant que la plus désirable de ses maîtresses rappelle à un amour de collège, et qu’elle écrive un mémoire de fin d’études sur les fantômes au cinéma. Le miroir aux alouettes n’est pas une promesse de bonheur, ça se saurait, et en fin de compte, chacun repart de son côte essayer de réaliser son propre petit rêve. Comme le Marcello de la Dolce vita, regardant avec un sourire gêné celle qui lui offrait la rédemption avant de hocher la tête, de feindre l’incompréhension, et de tourner les talons pour rejoindre sa bande, vers la nuit.
Eric Alter, Pas ce soir, Joséphine, Pierre-Guillaume de Roux, 2014
Christophe Donner, Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive, Grasset, 2014
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