Je goûte peu les commémorations officielles. Surtout lorsqu’elles honorent d’authentiques rebelles, réfractaires aux hommages de l’Etat. L’an dernier, Debord, proclamé « trésor national », eut droit à son exposition à la Bibliothèque François-Mitterrand. Bilan des courses : dans un labyrinthe de verre, l’inspirateur de mai 68 fut porté aux nues, mais le critique radical de la modernité copieusement ignoré. Rebelote avec Pier Paolo Pasolini. La rétrospective et l’expo que lui consacrent la Cinémathèque française se cantonnent à ses films, assortis de quelques poèmes et entretiens où pointent quelques piquants de subversion marxiste et conservatrice. Il y a encore quelques semaines, sur les ondes de la radio publique, un pharisien vantait le génie du cinéaste, non sans regretter ses positions iconoclastes sur l’avortement, qu’il mit sur le compte de son histoire familiale (père absent, homosexualité difficile à assumer…). On se serait cru sur un plateau télé, c’est dire s’il est des hommages aux accents de profanation !
Rien de tel avec Quelque chose d’écrit. Le livre d’Emanuele Trevi surnage au-dessus des éloges compassés. Dans ses premières pages, l’auteur nous prévient : on ne fait pas d’art avec de bons sentiments, ou de méchantes rancunes. Un grand auteur, du calibre de Mishima, Burroughs ou Pasolini, ne pose pas. Il s’impose, bouscule, heurte son lecteur jusqu’à le pousser dans ses pires retranchements. « La vérité, c’est que chacun de nous, avec un peu d’entêtement, peut apprendre à utiliser les encres les plus adaptées pour rédiger sa rédaction, et se targuer d’être un grand écrivain. Mais dans le véritable encrier, celui qu’utilisent les grands, mijotent des matières bien différentes : sang et sperme et matières fécales et autres boues innommables où pullulent des désirs, des aspirations et des souvenirs plus vastes et plus obscurs que tous les mots, que toutes les conventions. » Que les faiseurs de phrases et les stylistes ampoulés se le tiennent pour dit !
Fils d’un psychanalyste italien réputé, Trevi a glissé sur le papier sa méditation autour de Pasolini, auquel il voue un culte intarissable. Stagiaire archiviste auprès de la Fondation Pasolini il y a une vingtaine d’années, il y côtoya Laura Betti. L’actrice qui jouait la bonne dans Théorème s’improvisa gardienne de la mémoire pasolinienne, au crépuscule d’une vie rongé par la boulimie, l’hystérie et une diarrhée injurieuse proche du syndrome Gilles de la Tourette.
Emanuele Trevi narre avec une jubilation toute masochiste l’enfer qu’il vécut au cœur de la Fondation, Betti n’aimant rien tant que traiter ses collaborateurs de « petites putes » (sic) à longueur de phrases. Traumatisés par ces sautes d’humeur permanentes, les proches de la comédienne devenue obèse lui trouvèrent un sobriquet taillé à sa mesure : la Folle ! Sa propension au mépris des autres, qu’un psychanalyste du dimanche identifierait à la haine de soi, fascine et interroge : « Avait-elle toujours été ainsi, la Folle – pleine de cette douleur innommable, de cette méchanceté aveugle et cosmique ? Ou bien, à un certain moment de sa vie, quelque chose de particulier (la mort de P.P.P., par exemple, ou la conscience de vieillir, ou encore une dépression obscure, sans cause, nichée en elle depuis Dieu sait combien de temps) lui avait-il porté un coup fatal ? »
Quelque chose d’écrit décrit des scènes de ménage à la romaine, montrant une Laura Betti prisonnière de ses pulsions destructrices, obligée de verrouiller l’accès au frigo de la fondation pour ne pas céder à ses fringales nocturnes, qu’on retrouve ensuite au petit matin, coincée sous la porte surélevée de la cuisine, sous laquelle elle avait tenté de s’infiltrer pour manger un morceau… Mais cette œuvre écrite dans un style sobre et élégant dépasse le comique picaresque. Trevi s’épanche longuement sur l’homme, l’artiste et le penseur Pasolini, trois figures étroitement mêlées dans le roman qu’il laissa inachevé, Pétrole. Les métamorphoses sexuelles successives de ses deux héros se révèlent d’une remarquable modernité : aujourd’hui, ne loue-t-on pas comme un progrès la transformation de l’homme en femme, puis à nouveau en homme, au gré de ses aspirations bourgeoises ? Nulle moraline n’a cependant droit de cité chez Pasolini, dont la critique de la société hédoniste déroute : les fascistes de Salo ou les 120 journées de Sodome marient des hommes entre deux orgies. L’idéologie du désir mêlée au néo-fascisme, Clouscard l’avait théorisée, Pasolini osa la filmer !
Quelque chose d’écrit, Emanuele Trevi, Actes Sud, 2013 (traduit par Marguerite Pozzoli).
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