Dans le roman de Rebatet Les Deux Étendards, Anne-Marie, l’héroïne principale, mystique passionnée, avoue, à la fin du livre, alors qu’elle a quitté le ciel pour rejoindre les affres et les délices de la terre, qu’elle ne pourra jamais oublier son expérience de chrétienne. Elle compare le christianisme à « une drogue » dont elle aurait pris « une dose trop forte ».
Drogué comme Anne-Marie, Emmanuel Carrère l’a été. Pendant trois ans. Lui, par contre s’en est remis. C’est que pour lui cette drogue n’a pas la fureur du poison qui bat dans les veines, mais tout juste la douceur illusoire de « l’opium du peuple ». En tout cas c’est l’impression qu’on a en lisant Le Royaume, roman de 600 pages où il revient sur son expérience comme un alcoolique anonyme témoignerait de son ancienne addiction, son origine et ses symptômes, avec une fascination teintée de regrets, la condescendance bienveillante du « Comment ai-je pu ? », ou plutôt : « Comment ai-je cru ? »
Ces deux romans ont le même thème : le christianisme, le même héros, un écrivain, la même histoire, celle d’une subjectivité traversé par le doute, tentée par la foi, qui finit par y apposer un non irrémédiable
Mais alors que Les Deux Etendards de Rebatet est une charge impitoyable, nietzschéenne contre « l’imposture chrétienne », un démontage rigoureux et méthodique des mécanismes de l’illusion, des imprécations blasphématoires à faire pâlir les anges, un combat à mort entre Pan et le Christ, Le Royaume est lui une discussion apaisée, tolérante et curieuse avec le christianisme conçu comme un phénomène de société. « À un moment de ma vie, j’ai été chrétien » : le récit d’une subjectivité post-moderne, c’est-à-dire aussi éloignée de tout dilemme métaphysique qu’un homme préhistorique de la notion de droits de l’homme.
Carrère prétend mener « l’enquête » sur le premier siècle chrétien. Tantôt historien, tantôt exégète (c’est peut être ce qu’il fait de mieux), parfois théologien, ou scénariste de péplum, il raconte l’histoire d’un texte, l’Évangile et de tous ceux – Paul, Luc, Jean, Jacques, Pierre et toute la bande- qui ont participé à l’extraordinaire diffusion du christianisme au début de notre ère. Las. On voudrait qu’il ait la carrure d’un Renan, hélas il ressemble plus à l’auteur du Christianisme pour les nuls qu’à celui de la Vie de Jésus.
« Par nature, le Bourgeois est haïsseur et destructeur de paradis. Quand il aperçoit un beau Domaine, son rêve est de couper les grands arbres, de tarir les sources, de tracer des rues, d’instaurer des boutiques et des urinoirs. » : cette phrase de Bloy pourrait convenir à l’entreprise. Mais Carrère n’aime pas Bloy. Il n’aime les « vomisseurs de tièdes ». Son livre ressemble à ces croisières de luxe pour retraités en quête de pèlerinages tout confort, où un gentil organisateur bronzé prend la parole au micro pour ponctuer les homélies du curé d’anecdotes sur la vie des apôtres. Paul a une « clientèle », Luc « fait des projets ». Partout, la pauvreté de l’analogie est affligeante. De pages en pages, il persiste à vouloir comparer les chrétiens des premiers siècles à des amateurs de yoga et de taï-chi, Jésus à un maître zen, Saint Paul à Staline et Saint Luc à lui-même. Comme si Carrère avait du mal à dépasser l’horizon de sa propre expérience. Il ne fait en réalité que projeter sa subjectivité de bobo désabusé sur un cadre historique un peu flou, faisant de Saint Luc son avatar, écrivain- journaliste, une sorte de Tintin au pays des chrétiens. Une indigence étonnante de la part du génial auteur de Limonov et de L’Adversaire. Les monstres, sans doute, sont plus faciles à comprendre que les saints.
Le bourgeois, pourtant, Carrère essaie naïvement de le choquer en glissant ça et là un anachronisme, en écrivant une digression sur la masturbation féminine au milieu du chapitre consacré à la Vierge. Cela pourrait être drôle. Ça ne marche pas. Comme lui, on n’y croit pas.
Sa conversion, placée sous le signe de la dépression, qui s’en va aussi vite qu’elle est arrivée, sans qu’on puisse situer la moindre rupture, reste inachevée, inexpliquée, ne se termine ni dans la génuflexion ni dans le blasphème mais dans un relativisme bon teint. Cette foi finalement est une maladie, une fièvre, qui s’attrape et se guérit un beau matin, pour ne laisser au fond de l’âme qu’une version édulcorée du sermon sur la Montagne. Le Christ ? « Je ne sais pas ». Tels sont les derniers mots du livre. Soit, mais alors, à quoi bon alors enfoncer ses doigts de journaliste dans la plaie de son coté ?
Au bout de 600 pages, on se rend compte de la vérité– et l’auteur l’évoque lui-même au détour d’une phrase : aurait-il simplement vécu cette histoire pour pouvoir nous la raconter ? Sans doute a-t-il voulu amarrer son talent au char de feu de l’Évangile, espérant qu’un peu de la lumière de l’aventure humaine la plus mystérieuse qui soit rejaillirait sur son œuvre. Il espérait saisir de sa plume le mystère. Raté. Le christianisme n’a pas donné à sa plume la grâce, mais la pesanteur. La bulle légère du secret éclate entre ses comparaisons grossières. On pourrait hausser les épaules. Mais à voir le torrent d’éloges que le livre a reçu, on se prend des envies de jeter la première pierre.
Le Royaume, Emmanuel Carrère, P.O.L, 2014.
*Photo : wikicommons.
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