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Le chemin de Créteil


photo : lyon.catholique.fr

« On n’arrivait pas à croire à ce qui se passait. Ils sont entrés et, immédiatement, ils ont tiré sur la foule. Dans ce lieu de culte… Ils tuaient avec haine. Ils ont tué une femme avec son bébé et ont tiré sur une autre qui était enceinte. Elle les a suppliés de l’achever, mais ils lui ont dit :  » Non, tu vas continuer à souffrir et tu iras en enfer, alors que nous, nous irons au paradis. » » C’est un récit parmi d’autres de la prise d’otages dans la cathédrale Notre-Dame du Perpétuel Secours, à Bagdad le 31 octobre 2010. Le « Massacre de la Toussaint », comme l’ont appelé les médias, a duré cinq heures et marqué un tournant. Certes, ce n’était pas la première fois que les chrétiens d’Irak étaient pris pour cible par Al-Qaïda, mais jamais la barbarie n’avait atteint un tel niveau. Jamais non plus l’hypothèse de la disparition de la communauté chrétienne du Moyen-Orient n’avait semblé aussi sérieuse.[access capability= »lire_inedits »]

Les images de l’arrivée en France des 35 rescapés de l’attaque et de leurs accompagnateurs ont suivi de près celles des murs de la cathédrale bagdadie tachés de sang et criblés de balles. Les blessés graves transportés d’urgence vers les hôpitaux, leurs proches ont rejoint un centre d’hébergement à Créteil, géré par l’association France Terre d’asile. Puis, plus rien. Plus d’images. Plus de déclarations. Plus de témoignages. Que sont devenus ces gens au terme de six mois de séjour en France ? Comment vivent-ils ? Quel avenir veulent-ils ? Pensent-ils seulement à un avenir ?

La valise ou le cercueil

Depuis l’automne 2007, plusieurs pays-membres de l’Union européenne, dont la France, ont décidé d’accueillir les minorités religieuses vulnérables d’Irak, et notamment les chrétiens. Initialement fixé à 500, le nombre de visas délivrés par les autorités françaises serait d’environ 2000, selon l’Institut Assyro-Chaldéen-Syriaque. Est-ce trop, pas assez ? La question est plus délicate qu’il n’y paraît. Expert pour l’Alliance des civilisations des Nations unies et auteur de l’ouvrage de référence Ces Chrétiens qu’on assassine, René Guitton soutient la position des autorités religieuses d’Irak : « On a reproché à Bernard Kouchner de n’avoir donné que 500 visas, alors que l’Allemagne en avait donné 2000. Mais si on donne trop de visas, on fait le jeu des islamistes. Tous les responsables religieux, dans tout le Moyen-Orient, le disent. » Point de vue résumé en un slogan entendu lors de la manifestation de soutien aux chrétiens d’Irak, organisée à Paris en novembre 2010 : « La valise ou le cercueil, ils disent non ! Vivre en paix dans leur pays, ils disent oui ! » Beau comme de l’antique.

Mgr Yousif Petrus, recteur de la Mission chaldéenne en France, appelle au réalisme plutôt qu’à la résistance pacifique : « Je crois qu’il faut accorder davantage de visas. Il s’agit d’urgence et d’aide humanitaire. Ce n’est pas pour faire du tourisme que les chrétiens d’Irak viennent en France. » Elish Yako, responsable de l’Association d’entraide aux minorités d’Orient (AEMO) qui participe à la sélection des dossiers des personnes menacées au ministère de l’Immigration, partage ce point de vue : « L’Église d’Irak demande aux chrétiens de rester mais elle n’est pas en mesure de garantir leur sécurité et leur dignité. Nous avons reçu l’appel du frère d’un des prêtres assassinés dans la cathédrale. Il vit désormais caché et est menacé en permanence. Nous n’attendons de conseils de quiconque pour faire notre travail. » En clair, le maintien en Irak des minorités religieuses, quelles qu’elles soient, serait, sinon un vœu pieux, pour le moins un espoir lointain. Pour autant, il y a peut-être des mesures concrètes permettant d’échapper à l’alternative mortifère de la valise ou du cercueil.

Comment aider les chrétiens d’Irak à rester dans leur pays ? Avant de donner une réponse solidement argumentée à cette question embarrassante, Agnès Ide, jeune présidente de l’Institut Assyro-Chaldée-Syriaque, précise en souriant qu’elle est de nature optimiste. Les trois pistes qu’elle propose pour stopper l’exode de la communauté chrétienne et préserver la mosaïque culturelle de l’ancienne Mésopotamie paraissent presque réalistes. Pour commencer, le plus évident : sécuriser les églises, les écoles et autres lieux de rassemblement des chrétiens. Ensuite, il faut continuer à faire pression sur le gouvernement irakien pour qu’il reconnaisse le droit à l’autodétermination du peuple « chaldéen-syriaque-assyrien » avec, à la clé, l’attribution d’une région autonome et sécurisée dans le Nord du pays. « Nous ne cherchons en aucun cas à créer une enclave ethnico-religieuse, assure Agnès Ide. En revanche, nous sommes favorable à la transformation de l’Irak en un État fédéral au sein duquel les chaldéens-syriaques-assyriens disposeraient d’un territoire autonome.» Enfin, il s’agit de soutenir le développement économique de cette population en encourageant les initiatives locales dans le tourisme, l’agriculture ou les énergies renouvelables. « Le Nord de l’Irak, une région à potentiel touristique énorme, est déjà sécurisé !, poursuit la jeune femme avec un enthousiasme qui donne envie de sauter dans le premier vol pour Bagdad. « La population chrétienne qui s’y est réfugiée est urbaine. Elle ne sait pas comment tirer un profit maximal de la richesse agricole de la région ou exploiter son patrimoine historique

Les informations recensées par diverses ONG et institutions sur la situation des chrétiens au Kurdistan irakien inclinent cependant à plus de scepticisme. Selon l’Observatoire de la liberté religieuse, créé par une association dépendant du Saint-Siège, leur sécurité y est sans nul doute mieux assurée que dans le reste du pays, mais elle reste fragile. Le Parlement européen a transmis au gouvernement et au Parlement de Bagdad, ainsi qu’à l’Organisation de la conférence islamique, sa résolution du 20 janvier rappelant que les actes de violence religieuse étaient en augmentation et qu’ils visaient en majorité des chrétiens. Aussi louable soit ce geste symbolique, il a peu de chances de changer la donne sur le terrain.

La vie rêvée de la diaspora

Alors, pour beaucoup, la seule perspective d’avenir, c’est encore l’exil. « Les dimanches, nous nous retrouvons tous ici, nous partageons les repas, nous travaillons ensemble à la traduction de documents, à la constitution des dossiers. Le rôle de l’Église reste surtout celui de la prise en charge spirituelle des exilés. Mais nous mettons également nos locaux à la disposition de l’AEMO qui y tient permanence chaque samedi. Ainsi cet endroit est aussi une maison de culture et d’échange. » Mgr Yousif Petrus officie dans un modeste bureau encombré de livres et de photos jaunies d’une autre époque. Sa paroisse, Notre-Dame de Chaldée, située dans une rue sans charme du 18e arrondissement de Paris, avoisine un temple Ganesh. Au rez-de-chaussée du bâtiment moderne, quelques femmes vêtues de noir discutent en arabe. Les résolutions du Parlement européen ne changent rien au destin de ces chrétiens qui ont dû quitter l’Irak à la hâte et sans rien, ni à celui de leurs proches restés à Bagdad ou à Mossoul. Elles semblent, au contraire, susciter une vague inquiétude. « Nous ne voudrions pas que ce genre d’initiatives ait des retombées négatives chez nous, en Irak », commente Yousif Petrus. Le mot « représailles » n’est pas prononcé, mais chacun l’entend. Depuis l’intervention américaine − habilement qualifiée de « croisade » par George W. Bush −, les partisans du djihad voient chaque chrétien d’Irak comme un « élément étranger », un Occidental – un « croisé ».

Reste le plus facile : atténuer la détresse des victimes directes des persécutions. « Nous avons accueilli en urgence les personnes blessées lors de l’attaque du 31 octobre. Elles ont été accueillies en France et très bien accueillies. Mais plusieurs mois après le drame, les familles ne sont toujours pas réunies. Il faudrait vraiment que les choses aillent plus vite, dans ce cas précis », confie Yousif Petrus, toujours avec les mêmes précautions oratoires qui révèlent la crainte d’aggraver la situation « là-bas ». « Je ne voudrais pas que ce que je dis nuise à ma communauté. Les chrétiens d’Irak ne demandent pas un statut particulier en France. »

Il suffit d’assister à une messe en l’église Saint-Thomas-Apôtre, à Sarcelles, pour mesurer l’importance que les chrétiens d’Orient accordent à la famille et à la transmission de l’héritage. Entre deux offices chantés en araméen, les fidèles se croisent sur le parvis, échangent les dernières nouvelles du pays, s’enquièrent d’un travail ou d’un logement. Les garçons tout endimanchés s’attardent, observent discrètement les filles dans leurs robes en dentelle. Les couples se forment. Les enfants naissent et grandissent sans connaître la terre de leurs ancêtres, mais ils savent prier en syriaque oriental. Certaines familles rêvent de retour. « L’attentat de Bagdad a secoué la jeune génération des Irakiens vivant en diaspora. Ils retournent au pays ne serait-ce que pour de courtes périodes », affirme Agnès Ide, en connaissance de cause. Depuis 2006, elle-même se rend chaque année dans le Nord de l’Irak dans le cadre de missions humanitaires. « Les chrétiens, les chiites et les sunnites peuvent vivre ensemble. Mais pour cela, il faut défendre le principe de l’unité de l’Irak en tant qu’État laïque. La vague de solidarité qui a suivi le Massacre de la Toussaint prouve que cette idée fait consensus dans la société irakienne. Malheureusement, les médias occidentaux n’ont en pas parlé… » Le rêve d’une coexistence pacifique entre les différentes communautés religieuses d’Irak rapproche les générations. « Non, ce n’est pas un rêve, proteste Mgr Petrus. Une fois, j’ai été appelé à construire une église au sud-ouest de Mossoul. Son architecte était un chaldéen, le responsable du chantier était un syriaque orthodoxe, alors que l’ingénieur et les ouvriers étaient musulmans. Et tout le monde a accepté de travailler sans être payé ! » L’église construite par Mgr Petrus a été bombardée pendant la guerre.

À la sortie de la chapelle Saint-Léon, dans une ville de la banlieue parisienne, elle serre dans ses bras un minuscule balluchon dont s’échappent des cris stridents, signe de bonne santé et de vigueur chez les bébés. Les femmes se regroupent autour d’elle, regardent son enfant avec une affection particulière, comme s’il s’agissait de leur bébé à toutes. C’est un peu le cas. C’est le bébé de tous les rescapés de la cathédrale de Bagdad. Elle était enceinte de cinq mois. C’est elle que ses bourreaux avaient refusé d’achever pour qu’elle souffre avant, disaient-ils, d’« aller en enfer ». Elle est la preuve vivante de leur échec.[/access]

Mai 2011 · N°35

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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