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Le charme discret de la gauche désunie

La radicalité et les propositions-choc de LFI ont invisibilisé le PS


Le charme discret de la gauche désunie
Consultés par Emmanuel Macron concernant le choix du nouveau Premier ministre, les représentants du Nouveau Front populaire (NFP) arrivent au Palais de l’Élysée, 23 août 2024 © ISA HARSIN/Sipa

Le PS, tiraillé entre la social-démocratie et les sirènes révolutionnaires, cultive un complexe moral et intellectuel vis-à-vis de LFI. Le parti de Jean-Luc Mélenchon est devenu le moteur d’une famille politique déchirée, tout juste capable de s’entendre quand ses intérêts électoraux convergent.


Quel lien y a-t-il entre un Jean-Luc Mélenchon hégémonique qui, au soir du deuxième tour des législatives, a martelé sur un ton rageur « le Nouveau Front populaire appliquera son programme, rien que son programme, mais tout son programme » et un Raphaël Glucksmann, qui veut rompre avec LFI et souhaite, dans son interview au Point, « tourner la page Macron et Mélenchon » ? Qu’est-ce qui les rassemble par-delà cette improbable tambouille électorale qui a permis un résultat que seul un scrutin à la proportionnelle intégrale aurait enrayé ?

Quand le Nouveau Front populaire se mettait d’accord pour soutenir Mme Castets

Le choix du NFP de Lucie Castets pour Matignon en dit long sur le climat de folie qui s’est emparé de toute la classe politique, de l’impasse dans laquelle elle se trouve. Cette parfaite inconnue, énarque non élue de la Ville de Paris, est devenue l’improbable point de convergence d’une gauche réunie, mais incapable de désigner l’un de ses leaders. Parce que tous lorgnent sur 2027. Et peu importe si ces temps agités exigent plus que jamais un Premier ministre populaire, prompt à rassurer, capable d’affronter la tempête dans l’Hémicycle.

Le cartel électoral du Nouveau Front populaire, qui a permis à ses composantes (LFI, PS, PCF, Écologistes) de sauver un grand nombre de fauteuils de députés lors des dernières élections législatives et de briguer le poste de Premier ministre, nous a offert, depuis, le spectacle déplorable de ses profondes divisions. La photo de ses leaders se rendant tous ensemble à l’Élysée, après des semaines de manigances et d’invectives publiques, pendant la « parenthèse magique » des JO, n’est pas sans rappeler l’image ironique des protagonistes du film de Luis Buñuel, Le Charme discret de la bourgeoisie, marchant côte à côte sur une route isolée, unis malgré eux par-delà leurs déchirements et leurs frasques.

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Il est loin, le temps où François Mitterrand régnait sur le pays durant deux septennats, moyennant tout de même deux cohabitations. La dénonciation, dans Le Coup d’État permanent (Plon), d’une dérive toute-puissante de la pratique du pouvoir, celle à ses yeux du général de Gaulle, remonte déjà à soixante ans ! Le leader socialiste la jugeait trop éloignée du président-arbitre voulu, selon lui, par l’esprit de la Constitution de 1958. Il faut se remettre en mémoire que François Mitterrand a réussi à se faire élire en 1981 à la faveur d’un programme commun, avec pour principal allié le tout-puissant Parti communiste français. Le PCF, alors mené d’une main de fer soviétique par l’hypermédiatique Georges Marchais, pesait encore plus de 4 millions de voix. Nous étions alors en pleine guerre froide, dans un monde hermétiquement séparé par un rideau de fer. Le 10 mai, 51,75 % des électeurs disaient oui aux 110 propositions du candidat de l’union de la gauche, soit à la louche un électeur sur deux, ce qui portait en soi le germe de futures alternances. François Mitterrand a réussi à faire voter l’abolition de la peine de mort, avancée sociétale majeure, une loi de nationalisation de grandes entreprises dans des secteurs stratégiques comme la sidérurgie, l’armement, l’espace, la finance, ou encore un programme ambitieux de réindustrialisation, abandonné deux années plus tard, rattrapé par la réalité économique et la crise. Le rêve commun des socialistes, communistes et radicaux de gauche sombra dans le tournant de la rigueur.

Jean-Luc Mélenchon et Rima Hassan au meeting de Manon Aubry, tête de liste LFI pour les élections européennes, à Toulouse, 1er juin 2024. © FRED SCHEIBER/SIPA

La France connaissait donc déjà, il y a quarante ans, une vie politique chavirée, parfois chaotique, valsant d’un bord à l’autre, marquée par une présidentialisation excessive. C’est le passage à l’élection au suffrage universel direct du président de la République, validé par le référendum de 1962, qui a tout changé. Les pouvoirs, de fait, ont été concentrés à l’Élysée. Aucun président n’a résisté à cette « hyperprésidentialisation », pas même ceux qui l’ont critiquée, de François Mitterrand à François Hollande. Ce qui est reproché à Emmanuel Macron, mais aussi à Nicolas Sarkozy avant lui, n’est que la continuation d’une dérive constatée chez tous leurs prédécesseurs, y compris le fondateur de Ve République.

Il est indéniable que la gauche a porté un certain nombre de transformations importantes au cours de ses différentes périodes au pouvoir. La réduction du temps de travail, proposition numéro 23 en 1981, mesure clivante dans l’opinion, évidemment soutenue par ceux qui en bénéficient, s’est faite en deux étapes : d’abord, en 1982, le passage à 39 heures ; puis, vingt années plus tard, l’instauration complète des 35 heures par Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité du gouvernement de Lionel Jospin, Premier ministre d’un quinquennat de cohabitation imposé au président Jacques Chirac à la suite de sa dissolution ratée de 1997. La gauche pouvait alors gouverner grâce à sa nette victoire et une majorité de 319 députés à l’Assemblée nationale, dont 250 socialistes et apparentés. Le seul PS comptait alors bien plus de députés que chacun des trois grands blocs qui constituent l’actuel Hémicycle. À titre de comparaison, le NFP qui a revendiqué la victoire en cette année 2024 plafonne à 193 élus, dont 72 seulement estampillés La France insoumise.

Les législatives, pas de vainqueurs, que des vaincus

Nous en arrivons au grand enseignement de ce scrutin-surprise de « clarification » voulu par le président Emmanuel Macron, à l’aune de ce que nous avons connu il y a un quart de siècle : il n’y a pas de vainqueur, que des vaincus. Le NFP, bricolage de deuxième tour censé briser une irrépressible vague Rassemblement national, a certes gagné le plus grand nombre d’élus – mais avec un peu moins de 10 millions de voix au premier tour contre plus de 10,5 millions pour le seul RN, grand perdant du scrutin. Le parti présidentiel Ensemble pour la République, arrivé deuxième, n’a pas réussi à retrouver de majorité absolue, expression évidente d’une sanction sévère de la politique du chef de l’État. Et la droite républicaine, issue de la grande famille gaulliste, réduite au rôle d’éventuel supplétif avec une quarantaine de sièges seulement, a activé le mode survie.

Mais comment donc le NFP peut-il alors revendiquer cette victoire par défaut, qui ne résiste pas une seconde à la réalité des chiffres, « succès » fondé sur des calculs d’appareils et des retraits tactiques circonscription par circonscription ? Les électeurs sont en droit de se sentir massivement lassés, floués ou encore en colère, c’est selon, face à une classe politique boutiquière et au spectacle qu’elle donne dans les médias. Ils ont donc pu, une fois de plus, pointer un système en décalage, qui n’avance plus, et un mode de scrutin qui ne traduit plus exactement l’état de l’opinion publique.

La vraie question posée aujourd’hui, au regard de ce qui a été accompli par le passé, est non pas de se demander si la gauche, déjà largement défaite aux élections européennes qui ont précédé, s’y étant présentée en ordre dispersé, a gagné ces législatives, mais si elle a encore aujourd’hui… des idées.

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Le programme mis sur la table, largement d’inspiration insoumise, propose le SMIC à 1 600 euros net, 14 tranches d’impôt sur le revenu, le rétablissement de l’ISF, la suppression de la « flat tax », l’abrogation de la réforme des retraites, de celle de l’assurance-chômage, l’abrogation de la loi immigration accompagnée de régularisations massives… De quoi braquer le Parlement ! En toile de fond se profile la bataille du budget, premier crash-test du nouveau gouvernement post-législatives. Gabriel Attal, Premier ministre sortant, dans ses lettres plafonds envoyées dans les ministères, avait maintenu un niveau de dépenses de l’État identique à celui prévu pour 2024. Là où le NFP veut engager une hausse importante des dépenses publiques, qu’il entend compenser par des hausses d’impôts pour les « ultra-riches », les entreprises, les successions, les transactions financières… Comment revendiquer un tel programme validé par 28 % seulement des électeurs ? Quel serait le niveau d’acceptabilité sociale d’un projet accepté par moins d’un Français sur trois ? Que devient le fait majoritaire, élément constitutif de notre vie démocratique au détour d’un scrutin incompris et sans résultat réel, avec une France insoumise qui menace le président de destitution et rejette toute idée de gouvernement d’union nationale et de grande coalition, y compris avec les partis qui ont participé au « front républicain » contre le RN ?

Et puis il y a eu LA ligne de fracture majeure, qui aurait dû rendre impossible tout accord NFP aux législatives : LFI qui, en grande partie, a refusé de qualifier de terroriste l’attaque du 7 octobre perpétrée par le Hamas contre Israël, préférant parler d’acte de résistance pour ce qui aura été l’élément déclenchant de l’inéluctable et terrible guerre menée en réponse par Tsahal à Gaza, avec les ravages que l’on sait au sein de la population civile palestinienne. Les prises de position antisionistes et pro-Hamas répétées de Rima Hassan, élue députée européenne insoumise, ont semé le trouble à gauche. Le sujet a été largement invisibilisé le temps d’une campagne, parce que certains élus ne voulaient pas perdre leur siège. Et tant pis s’ils y ont laissé un morceau de leur âme, toute honte bue. La gauche raisonnable doit également prendre ses distances avec cette vague wokiste insistante, qui a notamment abdiqué devant un frérisme musulman conquérant, désireux d’imposer en France un voile qui va à l’encontre du combat des femmes pour une liberté si chèrement acquise. Sans parler des grands élus des communautés urbaines qui ne supportent plus ce fatras idéologique pesant, mais ne peuvent plus se passer des voix insoumises, dans la perspective des prochaines municipales.

La difficulté pour la gauche dite « de gouvernement », Parti socialiste en tête, est qu’elle subit le diktat d’une France insoumise qui aura su imposer sa vraie dynamique de rupture, sa capacité à produire des idées épousant le contexte de polarisation extrême du débat public.

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On en arrive au mal dont souffre le PS, ce complexe intellectuel et moral vis-à-vis de LFI évoqué plus haut. Intellectuel, face à des Insoumis qui mènent le débat haut et fort, multipliant les propositions-chocs et versant régulièrement dans une radicalité théorisée par un Jean-Luc Mélenchon désireux de renverser la table, soufflant sur les braises de la colère populaire, appliquant le coup d’éclat permanent pour attirer la lumière à lui. Le PS, divisé, apathique, en est réduit à jouer la force modératrice, celle d’à côté, fermant les yeux sur les outrances, de peur d’être balayé sur le terrain électoral. Complexe moral ensuite, avec le sentiment d’avoir trahi entre 2012 et 2017 : fermeture des hauts fourneaux d’ArcelorMittal Florange, loi travail, déchéance de nationalité… le quinquennat Hollande a donné Macron, une forme d’hybridation entre la social-démocratie de François Mitterrand et le modernisme libéral de Valéry Giscard d’Estaing, dilemme mortifère.

La gauche unie telle que nous l’avons connue en 1981 et ses avatars n’existent plus. Ils ne reviendront pas. Le Parti socialiste, s’il veut renaître de ses cendres, doit se mettre au travail, renoncer à son logiciel des années 1990, tourner le dos aux compromissions, ne plus redouter les défaites. La social-démocratie, si elle veut survivre, peut s’inspirer de l’exemple étranger, la manière dont le Parti démocrate américain sait se réinventer au travers de la candidature de Kamala Harris. Il en va de la gauche comme de la politique dans son ensemble : qu’elle continue à regarder son nombril sans savoir « parler aux gens » et l’élection de 2027 sera pliée. Front républicain ou pas. La digue cédera.

Septembre 2024 - Causeur #126

Article extrait du Magazine Causeur




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