A intervalles réguliers, Damas se rappelle au bon souvenir de Beyrouth. Depuis la mort de Rafic Hariri en 2005, le champ politique libanais se scinde en deux camps antagoniques structurés autour du rapport à la Syrie : la coalition « antisyrienne » du 14 mars (constituée autour de Saad Hariri et ses alliés chrétiens : Forces Libanaises de Samir Geagea, Phalanges de la famille Gemayel, etc.) s’oppose au groupe « pro-syrien » du 8 mars (bâti autour de l’axe christiano-chiite Hezbollah-Courant Patriotique Libre de Michel Aoun, élargi au Baath libanais et au Parti Social-Nationaliste Syrien). Et les multiples revirements du très velléitaire chef druze Walid Joumblatt (Parti Socialiste Progressiste) confirment cette bipolarisation en défaisant régulièrement des gouvernements qui additionnent les intérêts claniques. Le temps où les cabinets ministériels se formaient dans les ambassades n’est pas si loin : dans chaque camp, les ingérences étrangères vont bon train, le 14 mars bénéficiant de l’appui « occidental » et du soutien de l’Arabie Saoudite, très liée à la famille Hariri tandis que le 8 mars s’appuie sur le patronage de la Syrie et de l’Iran.
Mais depuis mai 2008 et l’éphémère « conquête » de Beyrouth-Est par le Hezbollah, à la moindre escarmouche interconfessionnelle, l’ensemble des forces politiques craint la résurgence de la guerre civile qui a ensanglanté le pays quinze ans durant. Aussi, les différentes parties en présence manient à la fois des slogans belliqueux et une rhétorique artificielle de l’apaisement, se disant « unitaires pour deux » pour conjurer le spectre de la discorde interconfessionnelle.
Fondamentalement, au-delà des rivalités de personnes, de clans, d’alliances et d’intérêts, qui ne sont pas à sous-estimer, 14 mars et 8 mars défendent deux visions opposées de la nation. Pour le libéral Saad Hariri, le « pragmatisme » mercantiliste est de mise. Il s’agit avant tout de reconstruire une économie prospère sur les décombres de l’ancienne « Suisse du monde arabe » tout en assurant la sécurité des deux frontières sensibles (avec la Syrie et Israël). La paix par le doux commerce et le doux commerce par la paix : voilà qui correspond assez bien aux vœux des grandes institutions internationales. En face, l’alliance du général Aoun avec le Hezbollah ne se cantonne pas à la claire désignation d’un ennemi (Israël) comme ciment de l’unité nationale. Plus profondément, Aoun, qui se réclame un peu abusivement de l’homme du 18 juin, a toujours prôné le dépassement du confessionnalisme au nom d’une haute vision de l’intérêt national. Celui qui organisait des régiments mixtes islamo-chrétiens lorsqu’il commandait l’état-major de l’armée, a scellé une « entente » avec le parti de Dieu chiite pour bâtir une nation arabe fière et indépendante. L’idée d’une nation en armes se rapproche de la Syrie baathiste dont l’unité réside sur deux pôles infrangibles : l’arabité et l’opposition à Israël.
C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender les violents affrontements de Tripoli, au nord du Liban. Sans sombrer dans l’essentialisme, on peut néanmoins calquer un schéma politique sur les échauffourées qui opposent régulièrement deux communautés tripolitaines : sunnites et alaouites[1. Concentrés dans le Jebel Mohsen]. Côté face, les premiers affirment leur allégeance à la famille Hariri mais côté face, une frange non négligeable d’entre eux manifeste sa solidarité avec des groupes terroristes jihadistes qui officient des deux côtés de la frontière. D’après le quotidien An-Nahar, les émeutes qui ont fait trois mots à Tripoli font suite à l’arrestation d’un jeune jihadiste. Sous l’étendard noir des salafistes, des groupes sunnites ont bloqué plusieurs routes et essayé d’attaquer le siège local du Parti Social-Nationaliste Syrien (PSNS) pour protester contre l’inculpation d’un des leurs.
Et les tensions ne s’arrêtent pas là. Au sein même du gouvernement, le ministre sunnite des Finances Mohamed Safadi, issu du Bloc Tripolitain, dénonce carrément un « leurre » des services de sécurité, voyant dans l’arrestation du jeune homme une manœuvre dilatoire de l’appareil d’Etat en direction de son ancien parrain syrien. En appelant à la libération immédiate du suspect, il fragilise un gouvernement miné par les divisions à force de ménager la chèvre et le chou. Depuis le déclenchement de la révolte syrienne, le cabinet Mikati – à dominante prosyrienne- multiplie en effet les gestes contradictoires pour ne pas s’aliéner l’ancien allié syrien tout en ménageant les susceptibilités occidentales.
Ainsi, il y a deux semaines, l’arraisonnement d’un navire transportant des armes destinées aux rebelles syriens, n’a fait qu’accroître les débats quant à la politique à suivre vis-à-vis de Damas. Il semblerait que les appels à la neutralité cachent mal l’érosion des institutions nationales, à commencer par le président de consensus Michel Sleiman lassé des querelles politiciennes nourries par les attaques incessantes de Michel Aoun contre sa personne. Les événements de Tripoli révèlent aussi les dissensions entre des services de sécurité sans doute infiltrés par des agents syriens et des forces armées en quête d’un impossible intérêt national.
Hélas, l’éclatement larvé de la Syrie actuelle contamine chaque jour un peu plus un Liban déjà affaibli par les différends interconfessionnels. Dans la ville frontière de Zeita, où la contrebande d’armes bat son plein, un groupe syrien anti-Assad aurait récemment enlevé cinq citoyens Libanais qui s’opposaient à leurs agissements. En guise de rétorsion, les familles libanaises ont capturé une quinzaine de leurs voisins syriens, mettant un peu plus d’huile sur le feu de cette vendetta transfrontalière.
Avec des élections législatives l’an prochain à Beyrouth, on peut raisonnablement craindre la déflagration de la mosaïque religieuse qui unit Syrie et Liban. Sans jouer les Cassandre, comment ignorer que le vieux rêve d’une Grande Syrie cède progressivement la place au cauchemar balkanisé d’un immense Liban régional ?
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