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Le champ des possibles

"Cette ville n’a pas besoin d’être « embellie » et « réenchantée », tout est là, sous nos yeux"


Le champ des possibles
D.R

Les Amis du Champ-de-Mars veulent nous faire encore aimer Paris. Leur ouvrage richement illustré démontre que les abords de la tour Eiffel sont avant tout un exceptionnel conservatoire architectural et artistique, de l’Art nouveau à l’Art déco. Ce musée à ciel ouvert surnage actuellement dans le chaos Hidalgo, mais c’est une autre histoire…


Anne Hidalgo a raison : les Parisiens ont une sacrée capacité de « résilience ». Malgré sa politique de saccage systématique, nous voulons continuer de voir les beautés de notre capitale, de nous émerveiller des trésors qu’elle recèle. Cela permet, notamment, de nous préserver des dingueries imposées par cette municipalité. Et c’est ce qui motive Les Amis du Champs-de-Mars à publier un beau livre sur ce quartier connu dans le monde entier, mais trop peu observé.


Dans cet ouvrage, l’association fait volontairement l’impasse sur les conséquences de l’incurie de la Mairie : la désolation des abords de la tour Eiffel, l’épuisement du site par trop de manifestations et trop de touristes, ses pelouses ravagées ; il n’est nullement question des vendeurs à la sauvette, des pickpockets, des joueurs clandestins, du terrorisme, des vols, des viols et autres joyeusetés désormais associées au cœur battant de la Ville lumière.

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Non, ces amis du beau nous proposent, dans un geste de résistance intelligente, d’ouvrir les yeux sur ce quadrilatère, son histoire, ses jardins, les immeubles et les hôtels particuliers qui voisinent avec la Dame de fer. À travers des centaines de documents (plans, gravures, tableaux) et un véritable inventaire photographique (photos anciennes et contemporaines), on réalise l’incroyable conservatoire architectural que représente le Champ-de-Mars. Un musée de l’Art nouveau et de l’Art déco à ciel ouvert, un lieu d’innovations et d’expérimentations artistiques qui ne demandent qu’à être admirées.

Ferveur révolutionnaire

Cette vaste étendue à l’ouest de Paris a été préservée de la folie immobilière grâce à la construction de l’École militaire, commandée par Louis XV à Ange-Jacques Gabriel, en 1751. L’immense dégagement laissé entre le bâtiment et la Seine sert de champ d’entraînement pour les soldats et leurs chevaux – de là son appellation de Champ-de-Mars, le dieu de la guerre.

Et c’est parce que le terrain est toujours dégagé durant la Révolution qu’on décide d’y édifier le gigantesque cirque à l’antique pour la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790. Plus de cent mille personnes prennent place autour de la famille royale, le pays croit alors en la pérennité d’une monarchie constitutionnelle. Lors de cette cérémonie, d’un kitsch dont les révolutionnaires avaient le secret, une messe est célébrée sur l’autel de la Patrie par Talleyrand (qui est aussi évêque d’Autun) ; et c’est en allant officier qu’il lance à La Fayette son célèbre : « Surtout, ne me faites pas rire. »

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Un an plus tard, le 17 juillet 1791, c’est devant ce même autel que des dizaines de Parisiens venus signer une pétition lancée par les cordeliers pour réclamer la destitution du roi sont fusillés par la garde nationale. C’est Jean Sylvain Bailly, le maire de Paris, qui a donné l’ordre de tirer. Il reviendra sur les lieux, le 12 novembre 1793, pour y être guillotiné.

À partir de cette époque, le Champ-de-Mars demeure sans affectation particulière, et son étendue continue d’accueillir fêtes et célébrations diverses sous l’Empire et la Restauration.

Ferveur universelle

Avec le Second Empire naît la grande époque des expositions universelles. Notre ami Pierre Lamalattie, membre des Amis du Champ-de-Mars, précise que, si celle de 1855 se tient sur les Champs-Élysées, les quatre suivantes ont le Champ-de-Mars pour site principal. En 1867, une grande halle ovoïde occupe quasiment toute sa superficie, et ne laisse qu’une bande d’arbres côté Seine (ce sont ces arbres, préservés ensuite par Gustave Eiffel, qu’Anne Hidalgo souhaitait faire abattre pour installer des bagageries en vue des JO !). La IIIe République reprend dignement le flambeau pour faire de Paris le phare de l’Europe sur le monde. L’expo de 1878 marque les esprits, mais ce n’est rien face à celle de 1889 dominée par la tour Eiffel et celle de 1900 qui épate la planète entière.

© AAM Editions.

Le démontage de la tour écarté, le destin de cette grande dame est intimement lié au Champ-de-Mars, et pour toujours – même si elle subit quelques changements esthétiques[1] ; c’est elle qui structure les perspectives et rythme les aménagements à venir, notamment le nouveau jardin dessiné en 1900 par l’architecte paysagiste Jules Vacherot. C’est en effet à cette époque qu’il est décidé de ne plus laisser ce vaste terrain en friche entre deux expositions universelles, mais de le lotir pour en faire un quartier d’habitation à part entière, distribué autour d’un jardin ouvert sur la ville.

Ferveur artistique

Entre 1900 et 1930, aux abords de ce jardin de 25 hectares, c’est la grande effervescence, dépeinte par Maurice Culot et Charlotte Mus dans leur introduction : « L’architecture et l’art ornemental sont ici à leur zénith. Les volutes, les consoles, les chutes de fleurs, les bestiaires en pierre de taille, les ferronneries des balcons, la serrurerie des portes et fenêtres, les décors de l’Art Nouveau et les lignes brisées de l’Art Déco tourbillonnent et fusionnent dans un idéal plastique partagé. Architectes, décorateurs, sculpteurs, artisans d’art, maîtres d’ouvrage se mesurent et se surpassent. Les étages d’attiques sont l’occasion d’autant de joutes artistiques d’où se dégage une poétique des toits qui à elle seule justifie un classement au patrimoine mondial. »

© AAM Editions.

Lucien Guitry commande à Charles Mewès, l’architecte du Ritz, son hôtel particulier dans un pur style XVIIIe, Sacha y habitera ensuite toute sa vie avec ses collections de tableaux et d’œuvres d’art (en 1963 la maison est rasée pour édifier une verrue en béton armé).

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De l’autre côté des pelouses, Paul Morand habite un hôtel fastueux décoré par l’architecte du roi d’Angleterre. De son côté, le mannequin Baba (la princesse de Faucigny-Lucinge) donne des bals et des soirées à thèmes qui font bruisser le Tout-Paris. Les artistes ne vivent pas qu’à Montmartre.

Cette ville n’a pas besoin d’être « embellie » et « réenchantée », tout est là, sous nos yeux. Mais il faut avoir le courage de l’humilité (incompatible avec la politique) de savoir simplement accepter et préserver ce précieux héritage afin de le transmettre, intact, à notre tour.

À lire

Maurice Culot et Charlotte Mus (dir.), Le Champ-de-Mars : 1900-1930, Art nouveau, Art déco, AAM Éditions, 2023.


[1] Lire aussi « La tour Eiffel rit jaune », Pierre Lamalattie, Causeur n° 100, avril 2022.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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