Le Cercle rouge, de Jean-Pierre Melville ressort en salles. Il met en scène un casting très masculin (Delon, Bourvil, Montand, Volonté) loin des standards de notre époque.
« Le thème du Cercle rouge, c’est la solitude: quatre loups solitaires qui se rejoignent et qui convergent l’un vers l’autre. » Ce résumé du film de Jean-Pierre Melville, on le doit à l’un des « quatre loups » en question, Alain Delon. Les trois autres étant incarnés par Montand, Bourvil et Volonté. Soit trois malfrats et un flic qui convergent en effet vers un même but. Ce que Melville le blagueur indique dès le générique de début par une citation absolument inventée du Bouddha : « Quand les hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents ; au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. » Ce sera donc une tragédie non pas grecque, mais asiatique. Et, comme disait l’autre, force restera à la loi, à l’ordre, à la loi collective contre l’ordre individuel : le flic superbement joué par André Bourvil (c’est l’unique fois de sa carrière où il est ainsi nommé au générique) gagne la partie. Y compris hors champ et sur le mode de la dérision : lors d’une prise de la scène finale, Melville a laissé tourner sa caméra quand ledit Bourvil, répondant à son adjoint, entonne pour rire sa célèbre pochade La Tactique du gendarme. En 53 secondes, l’acteur et le cinéaste complice prouvent que l’on peut faire l’un des plus beaux polars crépusculaires du cinéma français et ne perdre ni le sens de l’humour ni la distance nécessaire. Ce « bonus » constitue un merveilleux pas de côté, alors même que Bourvil, qui mourra un mois plus tard sans avoir vu le film, rompait avec son personnage habituel et sympathique d’abruti du bocage pour composer un policier implacable et tranchant.
Un film d’hommes qui ne plairait pas à Alice Coffin
Assurément et comme on dit ou presque dans Les Tontons flingueurs, c’est un film d’hommes et assumé comme tel qui devrait ainsi déclencher les foudres d’Iris Brey et d’Alice Coffin. Horreur, il n’y a qu’une seule scène avec une femme, nue, derrière une porte, aucune autre scène ne met en avant un personnage féminin, quel qu’il soit. Hors et dans le cercle rouge, il n’y a pas de place pour l’amour. Seule l’amitié entre hommes existe, une fraternité stricto sensu. Pour son avant-dernier film, tourné en 1970, deux ans avant Un flic, Melville épure sans cesse son propos et son univers. « Ils viennent au monde innocents, mais ça ne dure pas, et ils finissent tous coupables », cet autre mantra est peut-être le seul propos réellement universaliste du film ! Tout le reste donne à voir des personnages masculins qui incarnent chacun un modèle, voire un modèle moral. Chacun entre en conflit avec l’honnêteté ou la conscience de soi et la malhonnêteté.
Cependant, on ne saurait oublier qu’avant d’atteindre le fameux cercle rouge, ces hommes ont commis l’un des casses les plus célèbres de l’histoire du cinéma français, place Vendôme, chez un grand bijoutier, avec une seule balle de fusil qui doit anéantir le système de sécurité. C’est du quitte ou double durant vingt-cinq minutes sur les cent quarante que dure le film, s’il vous plaît. Soit l’exacte durée du casse dans Du rififi chez les hommes, de Dassin, mais qui, étiré artificiellement, semble lui durer des heures et ennuie le spectateur. Melville filme dans la continuité, sans ellipse. Chez lui, cette scène parvient à un sommet d’efficacité, de suspense et de nervosité. Avec un maximum d’artifices cinématographiques combinés paradoxalement à une obsession du détail concret, le cinéaste se fait virtuose. Les protagonistes ne sont plus que des silhouettes masquées dont seuls les yeux sont visibles et qui se déplacent dans la bijouterie selon une géométrie et une géographie déterminées. Tout est affaire de codes et de rituels. Que le cinéaste soit maître de l’espace, c’est une évidence, mais qu’il s’affirme comme le maître du temps ne va pas de soi. C’est ce que fait exactement Melville avec ce casse en temps « réel », ce qui ne signifie pas réaliste.
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Il n’y a que dans une salle de cinéma plongée dans le noir et face à un grand écran que l’on peut apprécier pleinement l’art de Melville. Il est bon de le rappeler à l’heure où l’injonction télévisuelle semble vouloir réduire littéralement les œuvres cinématographiques au petit format. Laissons cette pratique aux Jivaros du goût.