Comme jadis à la Samaritaine, on trouve de tout dans la postmodernité. Tous les scepticismes, tous les désenchantements, tous les narcissismes, toutes les utopies vintages semblent s’y être donné rendez-vous. Et, surprise ! tous les fanatismes également. C’est ainsi que dans le domaine religieux, le fondamentalisme le plus obtus peut côtoyer l’entreprise de démolition de la métaphysique la plus avancée sur le terrain théologique.
Ces deux extrêmes ne peuvent laisser le catholicisme indifférent. L’actualité médiatique se fait l’écho chaque jour des ravages que produit le littéralisme islamiste. Quant à la déconstruction de la métaphysique, même si son impact politique n’a pas la puissance du fondamentalisme, sa prégnance dans les esprits n’est pas négligeable non plus. Que l’on songe par exemple à l’air honteux que prend un homme public dès lors qu’il est dans l’obligation de prononcer le mot « Dieu », ou bien des scrupules qui assaillent les théologiens lorsqu’ils ont à se prononcer au sujet de la toute-puissance divine.
Le catholicisme se trouve pris ainsi entre deux feux. D’un côté, sa conception de l’inspiration de l’Ecriture lui interdit de concevoir la Bible comme une météorite tombée du Ciel, un livre incréé dont l’écrivain sacré assurerait la transcription passive sous la dictée. D’un autre côté, notre religion ne peut pas renoncer aux attributs habituels de Dieu : éternité, omniscience, toute-puissance, providence, sous prétexte que le mal radical qui s’est déchaîné durant le vingtième siècle (Shoah, Kolyma) nous aurait définitivement désillusionnés à leur sujet. Le catholicisme navigue entre deux eaux, entre le fanatisme islamiste (islamiste, et non musulman, je précise) et la sécularisation intégrale de nos sociétés.
Loin de représenter une opération de compromis tactique, fruit d’un positionnement qui voudrait concilier la chèvre et le chou, cette situation possède au contraire toute sa cohérence, sans qu’il soit besoin pour l’expliquer d’avoir recours au contexte actuel. Elle ne résulte pas d’un « calcul », afin de satisfaire les uns et les autres, ou servir de plate-forme à une possible conciliation à venir. Le rejet de ces deux extrêmes est tout simplement contenu dans la pensée de la théologie catholique.
Il serait d’ailleurs très utile que l’on entende davantage les hommes d’Eglise sur le sujet crucial de l’inspiration des textes sacrés. Cette contribution permettrait d’informer le grand public de la différence entre Bible et Coran par exemple, ou du moins entre ce que disent les théologiens des deux religions au sujet du statut de leur Livre respectif.
Ceci sans esprit polémique, ni dessein d’attiser la confrontation, encore moins afin de marquer un quelconque signe de supériorité, mais par souci d’éclairer nos contemporains sur un sujet crucial. Car si l’ignorance en matière théologique est grande dans l’opinion, il n’est pas certain toutefois que les citoyens de nos pays déchristianisés aient pris le parti définitif de se désintéresser tout à fait de ces questions. Aux chrétiens de forcer le barrage politico-médiatique, la censure de l’intégrisme laïciste, afin de donner au public autre chose à penser que les éternelles confrontations des egos politiques, ou les incantations pieuses des appels à la paix, placées davantage sous les auspices de Sa Majesté Bisounours que sous ceux de l’intelligence.
Contrer le fondamentalisme ne s’opérera pas en effet seulement à coups d’étalage public de bons sentiments, de protestations contre la guerre des civilisations. Si nos hommes politiques sont ignorants en matière de théologie, les chrétiens devront prendre en charge eux-mêmes la tâche d’informer le public sur les causes du danger du fondamentalisme (en brisant la clôture de la stratégie de containment du laïcisme à l’égard de toute parole religieuse). Or ces causes, avant d’être politiques ou sociales, relèvent avant tout de la théologie. On ne peut pas se focaliser toujours sur les effets de l’intégrisme, se complaire dans des dénonciations convenues, sans jamais se donner la peine d’en détecter les causes profondes. Dans ce domaine également les postures finissent par être stériles.
Examinons par exemple la façon d’opérer de la Bible avec son lecteur lorsqu’elle désire l’initier aux modalités d’accueil du salut qu’elle lui apporte. L’Ecriture biblique ne décrit pas seulement le salut : elle l’opère – mais jamais sans le concours actif et créatif de son destinataire. C’est la raison pour laquelle on constate en elle cette « imprécision » objective au sujet du Royaume (de Dieu). Il existe la même différence entre la description du salut et son opération qu’entre une recette et l’inspiration. Les récits bibliques ne délivrent pas une recette à appliquer à la lettre pour « être sauvé ». Ils restent au contraire au service d’une inspiration pour celui qui les lit. La Bible ne formule pas de procédés infaillibles, de formules quasi-magiques, elle éveille des désirs, lance des appels. La Rédemption est affaire de liberté, non d’application d’une loi. Le Christ n’a pas dressé un catalogue d’actions licites et illicites à réaliser. Sans doute l’angoisse ressentie par l’homme devant la liberté qui lui est laissée explique-t-elle en partie cette prégnance des religions prêchant cette dichotomie du licite et de l’illicite.
Cette focalisation sur le couple permis-défendu émane parfois d’une certaine approche sacrale du Livre, tenu pour le fondement de la religion par la piété fondamentaliste. Un livre où Dieu livrerait d’un seul coup ses volontés. La Bible, elle, est autant parole de Dieu que récit de l’expérience d’un peuple. Livre dont la rédaction s’étale sur plusieurs siècles. Pédagogie du Dieu de la Bible…
Les religions à Livre parfait, à Livre sacré, dont l’auteur divin ne désire pas partager la paternité, risquent au contraire d’enfermer leurs adeptes dans un fondamentalisme mortifère. « L’univers mental du sectaire est collé à un texte sacré, quasiment divinisé. Ce malheureux homme ne peut aller au-delà, car il est hors du texte. Il est aussi hors de lui, car son rapport au monde est d’ extériorité. Le sectaire n’a pas reçu l’intelligence de la foi, tant l’ affectivité religieuse l’ enchaîne à ce monde extérieur qui le domine. Cette dépersonnalisation est la source de tout les fondamentalismes ».[1. Cl et J. Lagarde, « Renaître en catéchèse », Lethielleux, Paris, 2006.]
Le danger du fondamentalisme ne résulte donc pas d’une mauvaise manière de croire, d’une perversion de la foi. Il dérive de l’objet même de la foi. Autrement dit, le fondamentaliste ne croit pas mal. C’est plutôt l’objet même de sa foi qui pose problème. Les causes sociales ou politiques n’épuisent pas à elles seules l’explication du fanatisme islamique. Celui-ci naît du sentiment religieux – un sentiment religieux à qui on aurait indiqué une mauvaise direction, un objectif erroné vers lequel tendre. Cependant, cela ne signifie pas que la qualité de la foi des musulmans soit ici en cause, ni que le Coran ne soit un très grand livre. Cependant, cette absolutisation du binôme permis-défendu n’est pas sans conséquence sur les rapports qu’entretiennent les « vrais » croyants avec ceux qui ne pensent pas comme eux, qui n’observent pas leurs règles de pureté. On peut aussi s’interroger sur la place que laisse aux autres livres ce Livre parfait, muré dans son statut d’entité incréée. Alors que le christianisme reconnaît qu’il est une religion « seconde » par rapport au judaïsme, et avoir subi l’influence de la culture grecque, qu’il est une religion « métissée » dès le départ, le fondamentalisme islamique conçoit de son côté le Livre comme un tout, une entité autosuffisante, n’ayant subi aucune influence extérieure. Cette caractéristique ne peut manquer d’influer sur sa conception du rapport à entretenir avec son Autre, ses autres.
À l’autre bout de l’échiquier du monde religieux se situe un autre fondamentalisme auquel se trouve confronté le catholicisme : celui de la déconstruction de la théologie. Quel projet poursuit-il ? En quoi consiste son dessein ? Ce fondamentalisme séculier désire épurer « Dieu » des derniers relents d’onto-théologie, en le délestant de sa fonction de cause et de fondement de l’étant. C’était déjà le dessein spéculatif de Heidegger : « Depuis que l’être a été interprété comme idea, la pensée tournée vers l’être de l’étant est métaphysique, et la métaphysique est théologique. Par théologie, il faut entendre ici, et l’interprétation pour laquelle la cause de l’étant est Dieu, et le transfert de l’ être dans cette cause, qui contient en soi l’être et le fait jaillir de soi, parce qu’elle est, de tout ce qui est, l’ Etant maximum. »[2. M. Heidegger, La doctrine de Platon sur la vérité, Questions II, Gallimard, Paris, 1968.]
Afin de lutter contre cette identification de Dieu à l’Etant Suprême, et par voie de conséquence contre la réduction du mystère de l’être à une cause « divine » et efficiente du monde créé, ce fondamentalisme poursuit le projet utopique de rejoindre spéculativement le mouvement kénotique par lequel le Fils de Dieu se vide de lui-même, de sa divinité, dans l’Incarnation et sa mort sur la Croix. En privant Dieu de ses attributs superlatifs traditionnels (toute-puissance, éternité, providence), en laissant la religion moribonde, exténuée, ce sécularisme fanatique espère retrouver le Fils de l’Homme tel qu’il se présente face à Pilate lors de son procès, dans sa royauté « faible », dépouillé de ses vêtements, une couronne d’épines sur la tête.
Malheureusement, sous prétexte de rejeter une Eglise glorieuse, puissante, triomphante, ce mouvement en arrive à dissoudre le christianisme dans le monde séculier. Ce n’est plus la faiblesse assumée, évangélique, solidaire des laissés-pour-compte, qui dicte pareille attitude à cette idéologie, mais la macabre volupté de brûler tous les symboles et accessoires de la religion positive et de la théologie : dogmes, traditions, rites, magistère, métaphysique, piété mariale.
Comme si l’Eglise ne pouvait se conformer à son Maître qu’en se faisant hara-kiri, en se rendant avec armes et bagages au monde qui ne l’aime pas beaucoup, ou sinon en proportion du silence qu’elle garde sur ce à quoi elle croit. Comme si accoler la notion de l’Être à Dieu revenait à le parer des attributs païens de la puissance, à en faire un Jupiter tonnant. Comme si soigner la liturgie, consentir au désir de beauté ressenti par les fidèles, équivalait pour le catholicisme à se complaire dans une religion triomphaliste, à vouloir renouer avec un passé glorieux révolu. Comme si, en disant « non » à l’avortement, aux recherches sur l’embryon, à l’euthanasie, au « mariage pour tous », à la distorsion des règles de la filiation, l’Eglise renouait avec son ancienne pratique d’intrusion dans les consciences. Comme si tout discours catéchétique articulé était synonyme de domination logocentrique d’un Sens supérieur, Sens s’appuyant sur la domination occidentale pour refuser aux sens périphériques des espaces colonisés jadis, d’avoir leur mot à dire. Comme si toute théologie rationnelle camouflait un rapport de domination en interdisant aux désirs hétérodoxes de s’exprimer. Comme si la théologie était l’alliée de la Raison conquérante, alors même que ce fondamentalisme fustige dans le même temps les croyants comme d’incorrigibles obscurantistes !
Ainsi, entre les fous de Dieu, ou plutôt du Livre, et les obsédés de la repentance pour lesquels les croyants ne seront jamais assez transparents, assez diaphanes, ne participeront jamais assez du non-être de l’évidement de soi de la divinité, du Dieu suicidaire sous la tutelle duquel se place la rupture avec « l’onto-théologie », ne raseront jamais assez les murs, ne s’excuseront jamais assez d’exister, la voie est étroite pour un catholicisme qui désire de nouveau poser son empreinte sur la cité, tout en respectant la laïcité. D’un côté un Dieu jaloux, qui dicte Ses volontés d’un au-delà stratosphérique par l’intermédiaire d’un Livre parfait, sans appel possible, d’un autre côté une religion qui devrait se complaire dans l’ impuissance afin de mieux se conformer au Dieu exténué du Calvaire…
Mais si l’homme de la rue peut faire l’économie, dans l’immédiat, de s’interroger sur les effets à long terme de la sécularisation de la foi, en revanche il ne lui est plus loisible de fermer les yeux, de se boucher les oreilles plus longtemps, au sujet des conséquences de la conception de l’inspiration du livre sacré de la religion musulmane. Comme nous l’avons vu, ce point de doctrine va bien au-delà de la simple problématique théologique. Il conditionne le rapport des croyants à l’altérité, c’est-à-dire à ceux qui ne croient pas comme eux. Et cette question regarde éminemment la politique.
*Photo : STEFANO CAROFEI/AGF/AGF/SIPA. 00676487_000017
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