À L’Élysée, on ne pense qu’à elle. Au Parti socialiste aussi. Mais quand tous prennent les mêmes airs de vierges effarouchées pour prononcer son nom, elle est le cauchemar des conseillers du président et le rêve – secret – de ceux qui, à gauche, espèrent lui succéder. Si le deuxième tour de l’élection présidentielle pouvait ressembler à un « 21 avril à l’envers », c’est-à-dire à un duel FN/PS, les socialistes auraient en même temps la gratification de l’indignation morale et le plaisir d’une victoire facile – encore qu’au train où vont les choses, elle serait sans doute moins large que celle de Jacques Chirac en 2002.[access capability= »lire_inedits »]
Comme on ne change pas une tactique qui gagne – si on considère qu’amener le Front national à 20 % de l’électorat a été un jeu gagnant – la gauche feint de croire que Marine Le Pen, c’est son père, en jeune et en femme. Jean-Luc Mélenchon, qui nous a habitués à plus de subtilité, la traite de « nazie ». Et Bernard-Henri Lévy, qui décrocherait aisément la palme de l’erreur politique de longue durée, pourtant fort disputée dans l’intelligentsia française, décrète qu’elle est encore « plus dangereuse que son père ». Sur ce coup-là, il se pourrait bien, d’ailleurs, que BHL ait raison, mais certainement pas pour les motifs qu’il invoque. Traiter Le Pen de « fasciste » était déjà absurde historiquement et crétin politiquement, même s’il a périodiquement proféré les énormités qui permettaient de le penser.
Aujourd’hui, les stratèges qui, dans tous les partis, tentent de lire l’avenir dans les entrailles des électeurs/sondés savent bien que la « peste blonde » pourrait réussir à faire ce que son père n’a jamais pu ou voulu faire – car, contrairement à elle, il s’intéressait beaucoup moins au pouvoir qu’au plaisir d’incarner le « méchant » pour les gens convenables et de semer la panique au sein de la droite. Entre l’extrême droite et la gauche de gouvernement, l’alliance objective nouée en 1984 avec l’introduction par François Mitterrand de la proportionnelle, qui a permis au FN d’entrer à l’Assemblée et de faire subir à la droite un véritable supplice chinois (en soumettant ses candidats à la tentation des alliances au second tour) a été voulue des deux côtés.
Alors qu’elle est convaincue de gagner la présidence du parti contre son rival, Bruno Gollnisch, lors du congrès de Tours à la mi-janvier, Marine Le Pen entend bien, elle, accéder un jour au pouvoir. Et pour cela, il lui faut à la fois lever l’ostracisme qui pèse sur son parti − ce que ses initiateurs appellent fièrement la stratégie du « cordon sanitaire » − et peut-être casser un clivage droite/gauche qui ne correspond plus depuis belle lurette à une véritable alternative pour lui substituer le choix entre « mondialisation heureuse » et souverainisme, politique et économique. Or, après trente ans de libre-échangisme béat approuvé à l’identique par la gauche et par la droite de gouvernement avec les heureux résultats que l’on sait, une proportion croissante des électeurs ne croit plus au choix entre l’Europe (ou le monde) et la guerre. Et, à mon avis, ils n’ont pas tort.
C’est parce que Marine Le Pen représente – avec Mélenchon − le seul phénomène nouveau dans la vie politique française et qu’elle a de fortes chances de se retrouver au deuxième tour de la présidentielle que nous avons décidé de lui consacrer notre dossier. Et c’est parce que le pluralisme est notre règle que nous y sommes allés à cinq. Il est vrai qu’au-delà de nos différences, nous partageons − et depuis longtemps −, le même refus de l’antifascisme d’opérette qui, depuis des années, est l’alibi confortable du mépris du populo et de ses angoisses, en particulier face à une immigration massive qui a changé notre pays sans qu’il soit permis de faire autre chose que de la célébrer. Paulina Dalmayer raconte avec humour comment, de la même façon, dans sa Pologne natale, le succès de partis nationalistes permit à l’intelligentsia de divorcer d’un peuple trop plouc pour apprécier le cosmopolitisme de ses élites – mais qui créa la surprise en choisissant d’adhérer à l’Union européenne.
Je crois pouvoir ajouter, sans trahir mes camarades, que si nous croyons sans réserve à l’égalité entre les hommes, nous pensons aussi que certaines cultures sont plus égales que d’autres. Certes, à l’exception de Cyril Bennasar, nous ne rêvons pas d’une ré-occidentalisation du monde qui, dans les faits, reviendrait à imposer la liberté au son du canon. Mais à défaut de l’exporter, il nous importe de la défendre dans notre pays. Et si nous divergeons sur les causes, nous pouvons nous rassembler sur le constat : le multiculturalisme qui progresse sans que nous l’ayons voulu a beau se parer des chatoyantes couleurs de la tolérance et de la diversité, il se traduit par une régression de nos mœurs et de notre art de vivre.
Reste que nous avons peur du racisme et que nous avons raison d’avoir peur. Avouons-le, en nous rendant dans le restaurant de Saint-Cloud où Marine Le Pen nous avait fixé rendez-vous, nous éprouvions tous un excitant sentiment de transgression. Parce qu’elle s’appelle Le Pen et que, si nous avons avec constance refusé le moralisme dont Daoud Boughezala rappelle, avec Jean Baudrillard, qu’il a abouti à une impasse, nous n’avons pas oublié les sorties antisémites, négationnistes et racistes de son père. Or si, même à gauche, on a compris qu’il était imbécile de diaboliser toute critique de l’immigration, aucun d’entre nous ne peut jurer que le racisme n’a aucune part dans les convictions des militants du FN. Ainsi, pour Luc Rosenzweig, qu’on ne peut soupçonner de conformisme idéologique, le Front demeure un ramassis d’aigris et de médiocres qui n’aspirent qu’à prendre leur revanche sur l’« établissement ». Marine Le Pen assure, elle, que son parti est en train d’accomplir une véritable révolution culturelle. Il lui reste à le prouver.
Autant l’avouer : en trois heures et malgré toutes les perches que nous lui avons lancées, nous n’avons rien entendu de scandaleux ou de moralement inacceptable. Elle parle sans détour, n’élude pas les questions gênantes. Et en prime, elle est très sympathique. Voilà qui est bien fâcheux.
On peut sérieusement douter de la capacité du FN à gouverner, trouver effrayant son projet de sortir de l’Europe et d’instaurer des barrières douanières aux frontières de la France – paradoxalement, Bennasar, le seul d’entre nous à déclarer qu’il votera pour elle, est aussi le moins souverainiste alors que Jérôme Leroy, qui partage avec elle son refus radical de la mondialisation capitaliste, voit toujours en elle une héritière de l’extrême droite.
Les cris d’orfraie qui ont accueilli sa petite phrase sur l’« occupation » à laquelle se livrent les musulmans qui prient dans la rue pourraient, de surcroît, laisser penser que « l’exception Le Pen » durera toujours. Seulement, à en croire le sondage récemment publié par Le Monde, 42 % des Français estiment que l’islam est une menace pour l’identité de leur pays. Et il va être de plus en plus difficile de s’en tirer en les traitant de « salauds » ou de « fachos ». En répétant avec l’islam l’erreur commise depuis vingt ans avec l’immigration, c’est-à-dire en interdisant tout débat, on ne peut qu’inciter un nombre croissant de ces électeurs à accorder leurs suffrages au seul parti qui prenne clairement en compte leurs inquiétudes. Et, au risque de choquer, ce qui me semble condamnable, c’est de refuser de les entendre.
On me dira que la Marine n’en pense pas moins et que la critique de l’islam n’est que le cache-sexe de sa détestation des musulmans. Peut-être. Sauf qu’il est difficile de juger des pensées. Si l’on s’en tient à ce qu’elle dit, elle est en train de rompre avec la culture de la vieille extrême droite française (dont les derniers représentants sont plus proche du cimetière que du jardin d’enfants). Sans doute y a-t-il encore au FN des gens qui confondent le refus des pratiques et le rejet des individus, l’assimilation et l’exclusion. Les sondages attestent que, parmi les sympathisants de Marine Le Pen, la défense de la République laïque est peut-être en train de prendre le pas sur celle de « l’ethno-France ». On ne saurait donc exclure qu’elle ait entamé la longue marche qui mènera peut-être son parti vers la normalisation.[/access]
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