Boualem Sansal, écrivain algérien de langue française, a fait un cauchemar : la mondialisation qui va gagner dans le futur n’est pas celle du capitalisme mais celle de l’islamisme le plus radical. Quand un écrivain fait un cauchemar, il l’exorcise par un roman. À défaut d’empêcher la catastrophe, nommer ce qui peut ou va nous tuer a le mérite de nous en consoler.
Chez Boualem Sansal, cela donne 2084, qui paraît cette rentrée littéraire et tranche par son ambition épique et picaresque, alors que triomphe cette année encore un peu plus le nombrilisme effréné de l’autofiction féminine.[access capability= »lire_inedits »] 2084 est évidemment une référence directe à Orwell, qui lui aussi avait fait un cauchemar : celui de la puissance irréversible des idéologies totalitaires si celles-ci disposent d’une technologie suffisante pour falsifier le réel et réécrire l’Histoire en permanence. Mais on pourra penser aussi, en lisant Sansal, aux grands romans symboliques et politiques que sont Sur les falaises de marbre de Jünger ou Le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse. Il faudra ainsi que le lecteur fasse un certain effort sur les soixante premières pages pour s’immerger dans cet univers total, entièrement recréé jusque dans les moindres détails, y compris les mesures de superficie ou la monnaie.
S’il semble hélas évident que nous vivons déjà dans le monde de 1984 qui est ainsi passé, pour qui sait lire, du statut d’œuvre d’anticipation à celui de documentaire, Boualem Sansal, lui, nous laisse encore un peu de marge. 2084 serait la date probable de la victoire de l’Abistan, un empire planétaire dont le Dieu unique est Yölah et Abi le « fidèle Délégué ». L’histoire qu’il nous raconte, celle d’un Winston Smith tuberculeux appelé Ati, se déroule, elle, dans un futur encore plus lointain. Il n’empêche, c’est cet éloignement dans le temps, ce dépaysement constant dans les noms, la géographie, les mœurs, les structures politiques, qui rend ce califat universel assisté par ordinateur infiniment plus crédible que le Soumission de Houellebecq, paradoxalement trop proche de nous pour faire vraiment peur.
2084 n’en est pas moins parsemé d’allusions qui font écho à notre actualité hantée par l’État islamique. Même barbarie féodale, même désir d’effacer les civilisations antérieures, même besoin d’un fanatisme soigneusement entretenu, même contrôle total de tous les aspects de l’existence à l’aide d’une bureaucratie kafkaïenne et même mélange d’archaïsme et de technologie. Sansal, à travers le personnage d’Ati, déjà un vieillard à 34 ans, et ses tribulations, démarque aussi assez habilement le roman d’Orwell. Il y a une « abilang » en Abistan comme il y avait une novlangue dans 1984 afin d’empêcher de penser autre chose que ce qu’il convient de penser.
La remise en question du monde par Ati fait écho à celle de Winston Smith, et comme Winston Smith, qui espérait trouver la solution chez les prolétaires qui vivaient loin des yeux de Big Brother, Ati va aller rôder et enquêter dans les marges des ghettos de « Quodsabad la sainte » pour savoir si certains vivent encore sans les lumières de la Religion, loin des commandements des dirigeants de la « Juste Fraternité ». Mais aussi pour savoir s’il existe d’autres pays que l’Abistan et s’il est vrai que des archéologues auraient exhumé des ruines préabistanaises.
L’erreur serait malgré tout, en lisant 2084, de le réduire à une critique de l’islamisme comme de réduire 1984 à celle du stalinisme, c’est-à-dire à un roman à thèse alors qu’il est d’abord la très fine compréhension du totalitarisme comme assassinat prémédité de la réalité et comme prophétie autoréalisatrice : « Il s’agissait plutôt de faire oublier tout ça et de traquer les nostalgiques, ils sont dangereux, ils pourraient avoir envie de ressusciter les morts. »[/access]
2084, la fin du monde de Boualem Sansal (Gallimard, 2015)
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