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Le blues du critique

Pour Thomas Morales aussi, l'heure de la rentrée a sonné


Le blues du critique
Une vue de la terrasse du Café de Flore à Paris, datée de 1949 . Photo: AFP

Et si la rentrée littéraire n’avait pas lieu…


À la mi-août, chaque été, je fais ce rêve impossible, celui d’un automne vierge de nouveautés dans les librairies. Table-rase. Je suis alors touché par un sentiment de sérénité et d’absolue béatitude. Enfin, à l’arrêt, dégagé de toute responsabilité critique, le cœur léger et l’œil vif, plus jamais soumis au labeur d’une lecture épuisante, en un mot libre, c’est-à-dire au chômage technique sans revenus ! Je revis, moi qui me suis toujours épanoui dans les vieilleries, les écrivains réprouvés et les mécaniques turbulentes.

Je rêve d’une rentrée débarrassée de ces mêmes qui trustent les vitrines et les plateaux télé, avec la gueule satisfaite de délégués de classe élus un jour de forte abstention. On a l’envie légitime de les brutaliser à la récré et de leur faire recapuchonner leur stylo plume. Il y a quelque chose d’indécent à croire au chef-d’œuvre millésimé, aussi régulier que les vendanges seront précoces cette saison. D’ici quelques jours maintenant, les côteaux vont livrer leurs grappes, leur jus s’annonce d’ores et déjà prometteur, notamment sur mes terres ligériennes, entre Sancerre et Pouilly.

Le grand cru en littérature, c’est deux ou trois fois dans une vie

Concernant la rentrée littéraire, la qualité n’est pas garantie par une météo clémente ou la typicité d’un terroir argilo-calcaire. On sait que l’écrit est plus instable que la vigne et sujet aux variations démagogiques. La récolte de septembre, souvent décevante, n’enthousiasme guère que les professionnels qui vivent sur la bête. Enlevez le hochet ridicule de la politique aux journalistes « politiques » et ils se sentiront dépossédés, un peu cons et inutiles, à la fois. Donc, le Grand Cru en littérature, on le rencontre, par inadvertance, deux ou trois fois dans une vie. Le reste du temps, notre palais s’habitue à une production quelconque, laborieuse et guidée par l’air ambiant. Le faisandé fait recette ces mois-ci. Comme l’atmosphère de notre société est au règlement de comptes, à la farandole des égos et à la supercherie des minorités, je m’attends à être forcément déçu.

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Mon goût pour la nostalgie piquante et les échappements libres ne cadrent pas tellement avec la doxa officielle, sérieux congénital et terreur intellectuelle. J’aime le style et la blague, les embardées et les décolletés, les estafilades rieuses et les irrévérences saintes, c’est dire mon anachronisme et mon état de sidération perpétuel devant tous ces livres qui sont des sermons à peine déguisés. Je suis né trop tard, à une époque où déjà les auteurs racontaient des histoires comme on élabore un plan com’ pour un sous-secrétaire d’état insignifiant. Les phrases n’ont plus de sens depuis si longtemps que je me suis fait une raison : ne rien attendre du cirque éditorial, de ce barnum qui déploie sa toile de la fin de l’été jusqu’à l’obtention des prix en novembre.

Espoir déçu, la chenille redémarre !

Parfois, il m’arrive d’être surpris par un bon « petit » bouquin, bien fichu, écrit convenablement, sans trop d’emphase et de chiqué, dans une langue suffisamment affirmée pour entrevoir derrière les pages noircies, la vérité blanche d’un auteur. Quand je tombe sur cet objet-là, rare et pénétrant, « je ne sais plus si je suis un mendiant ou un messie » comme l’affirmait le philosophe grec Demis Roussos. Et je m’empresse de vous en faire part, chers lecteurs de Causeur. Avec la menace planante d’un second confinement, le peu d’empressement des éditeurs à publier des inconnus, la fragilité économique du système, des libraires devant jongler avec leur trésorerie, peut-être aussi la lucidité de certains romanciers désireux de ne pas ajouter à la cacophonie générale leur petite musique (non là, je blague), j’ai sérieusement cru jusqu’à très récemment que j’échapperai à cette nouvelle rentrée, faute de combattants. Espoir déçu.

La chenille redémarre. Même si elles ont réduit la voilure, les maisons tiennent absolument à nous imposer leurs têtes d’affiche, la vingtaine qui vend des livres par palettes sera au rendez-vous.

Une quête exténuante

Pas besoin de les citer, vous les connaissez, vous les verrez prochainement dans votre petit écran, vous dire combien ils vous aiment et que la littérature, c’est la vie ! Cette année encore, je continuerai, malgré tout, à chasser les bons livres dissidents. Cette quête risque d’être exténuante, peut-être plus difficile vu l’oppression idéologique qui enserre notre pays. Il faudra jouer de la machette dans cette jungle, garder ses nerfs même si l’envie de tout abandonner me saisira aux premiers jours de septembre, ne pas avoir peur de piocher dans d’obscures officines et ne pas oublier ce pour quoi j’ai choisi ce métier ingrat : la beauté des mots entrelacés.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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