Ce n’est qu’un « simple conte » ! C’est « scandaleux » de ne pas montrer aux enfants de CM1 et CM2 le court métrage Le baiser de la Lune, mettant en scène l’amour entre le poisson-chat Félix et le poisson-lune Léon, vaccin préventif contre l’épidémie d’homophobie qui menace de décimer la jeune génération. Ainsi s’indigne vertueusement Jean-Luc Roméro, conseiller régional d’Ile-de-France et militant gay séropositif, dans les colonnes de L’Express du 5 février 2010. Luc Chatel, ministre de l’Education, a été outé : c’est un suppôt de Dieu, possédé par l’esprit de Christine Boutin, conservatrice forcément ultra, et il a été livré à la vindicte de tous les exorcistes de « clichés » et autres pourfendeurs de « stéréotypes ». Il s’oppose à la glorieuse marche du progrès vers l’égalité totale et définitive en interdisant ce dessin animé que le Haut commissariat à la jeunesse a pourtant financé à hauteur de 3000 euros, d’après les aveux de Martin Hirsch sur RMC le 5 février.
L’inquiétude des néo-bigots progressistes est d’autant plus vive que simultanément une enquête d’Ipsos Santé diligentée par la Fondation Wyeth montre que la grande majorité des adolescents « ont beau être éduqués ensemble, ils se réfèrent toujours aux mêmes clichés pour définir leurs différences. La femme ? Elle se caractérise avant tout par ses atouts physiques – féminité et séduction – puis par la maternité et la sensibilité. (…) Quant à l’homme, il se distingue avant tout par sa virilité, son machisme et son travail, affirment les 15-18 ans sans que leurs aînés leur aient soufflé les réponses ». Horreur, « on essaie d’abolir les différences mais les adolescents s’y raccrochent », explique le pédopsychiatre Philippe Jeammet. Les rééducateurs s’affolent, il faut donc attaquer plus tôt, dès le primaire : « Malgré tous nos efforts, nous avons du mal à équilibrer les statistiques » se lamente la rectrice de l’académie de Besançon, Marie-Jeanne Philippe.
Un conte n’est jamais un simple conte
Un simple conte, dites-vous ? Mais un conte n’est ni simple, ni innocent, c’est au contraire une chose complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques, comme l’a montré Bruno Bettelheim dans son admirable Psychanalyse des contes de fées. (Je présente par avance mes excuse aux esprits libérés de notre époque glorieuse qui feront la moue devant cette référence désuète, à jamais disqualifiée à leurs yeux parce que Bettelheim croyait toujours en la vertu de la culpabilité, et en l’importance du sens de la vie. Ce n’était sûrement qu’un effet corollaire de ses vacances à Dachau, et de son syndrome du survivant. Il n’était pas comme nous, un inventeur du bonheur.)
Cependant, ceux qui disent qu’il ne s’agit que d’un « simple conte », et qui s’indignent qu’on s’en prenne à quelque chose d’aussi « innocent », sont des fieffés hypocrites, car même s’ils n’ont pas lu Bettelheim, ils lisent sûrement avec avidité les derniers théoriciens du management. Or la dernière mode qui balaie les cerveaux des décideurs, la dernière fausse trouvaille pour faire vendre tout et n’importe quoi, de la guerre d’agression préventive à un vulgaire papier toilette, en passant par les nouvelles valeurs de notre société pacifiée, c’est la théorie du storytelling[1. Voir Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des esprits, La découverte, Paris, 2007.]. Tous les cadres actifs en parlent comme d’une grande découverte, comme si « raconter des histoires » n’était pas depuis toujours l’art le plus consommé de mentir, uniquement parce que l’appellation anglaise refoule la charge morale dont n’a pas encore été expurgée l’expression française. Et qu’y a-t-il aujourd’hui de plus ringard que la morale ?
Aussi rien n’est moins innocent que raconter une histoire et a fortiori un conte. Sinon pourquoi Voltaire, bretteur infatigable du Verbe, aurait-il fait du conte philosophique son arme de prédilection contre l’obscurantisme ? C’est sa douceur, qui rend le conte terriblement efficace :
Que vaudrait la douceur
Si elle n’était capable
Tendre et ineffable,
De nous faire peur ?
Elle surpasse tellement
Toute la violence
Que, lorsqu’elle s’élance
Nul ne se défend.
(Rainer Maria Rilke, Vergers, Printemps, V)
A lire le synopsis, à regarder et à écouter attentivement la bande annonce disponible en ligne, Le baiser de la Lune fait atrocement peur par sa douceur, et on ne peut que se réjouir que quelques uns se soient défendus avant qu’elle ne s’élance à la conquête des esprits des enfants prépubères. C’est ce qui fait passer les opposants à ce film pour d’atroces dinosaures violents : ils ont montré leurs crocs au miel et au sirop !
Être hétéro, c’est archaïque !
Ce dessin animé voulait participer à la prévention de l’homophobie. On s’attendrait à ce que le héros soit le poisson-chat Félix, qui, après maintes épreuves, trouverait le bonheur dans les bras du poisson-lune Léon. Cependant, d’après le synopsis, le héros du film, c’est une héroïne : « Ce film raconte l’évolution du regard archaïque d’une grand-mère, sur les relations amoureuses », affiche le site officiel du court métrage. C’est la vieille peau qui est rééduquée : « Prisonnière d’un château de conte de fée, une chatte, « la vieille Agathe », est persuadée que l’on ne peut s’aimer, que comme les princes et princesses. Mais cette vision étroite de l’amour est bouleversée par Félix, qui tombe amoureux de Léon, un poisson-lune, comme par la lune, amoureuse du soleil : deux amours impossibles, pour « la vieille Agathe ». Pourtant, en voyant ces couples s’aimer, librement et heureux, le regard de la chatte change et s’ouvre à celui des autres. C’est ainsi qu’elle quitte son château d’illusion et se donne enfin, la possibilité d’une rencontre… »
A analyser de près le message de ce synopsis, on s’aperçoit qu’il contrevient au message éducatif fondamental du conte de fées, explicitée par Bettelheim, à savoir que « la lutte contre l’adversité est intrinsèque à l’existence, mais que si l’on ne se détourne pas de la difficulté, (…) on vainc les obstacles et à la fin on sort victorieux[2. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Introduction.] ». Pour le poisson-chat Félix le bonheur homosexuel est posé d’emblée comme un acquis, tandis que sa grand-mère, « la vieille chatte, Agathe », ne s’élance pas dans des aventures extraordinaires pour rencontrer enfin son prince charmant, mais abandonne son rêve et fait le deuil de son désir, qualifié de « château de l’illusion ». Ainsi cette histoire met-elle en scène une concurrence entre un désir homosexuel immédiatement comblé et un désir hétérosexuel qui se languit indéfiniment, pour affirmer la stérilité de l’attente du « prince charmant » face à la gaîté vécue spontanément dans la rencontre du même. Ce qui disparaît dans les deux cas, c’est l’action, la lutte pour combler ses désirs et atteindre son rêve. A rebours de tous les contes de fées classiques, ce court-métrage enseigne qu’il n’y a rien à faire pour être heureux. La toile de fond de cette histoire, c’est la passivité et l’arbitraire : ou bien on a la chance de rencontrer son poisson-lune, ou bien on reste à jamais enfermé dans son « château de l’illusion ». On n’y peut rien. C’est un message désespérant pour tout jeune esprit, déjà suffisamment convaincu de son impuissance relative face au monde des adultes.
Plus encore, dans ce film le désir homosexuel joue un rôle de médiateur par rapport au désir hétérosexuel, car c’est en voyant ces poissons s’aimer que la vieille chatte « se donne enfin la possibilité d’une rencontre… » (Je me demande comment finit vraiment le film, que je n’ai pas vu, et ce que cachent ces trois points de suspensions : est-ce qu’Agathe, la vieille chatte, en rencontre une autre et elles commencent à se lécher ?) Ce qui est affirmé ici, c’est que les hétéros doivent prendre exemple sur les homos s’ils veulent être heureux. C’est un jugement implicitement négatif de la séparation des sexes et de la démarche hétérosexuelle, d’autant que celui-ci est porté par « une vieille chatte » insatisfaite, ce qui est explicitement une vulgarité, soulignée par la rime avec « Agathe ». De plus, la sexualité des chats est une sexualité douloureuse, aussi le choix de cet animal pour incarner l’hétérosexualité trahit une condamnation, si ce n’est une peur tenace de l’union hétérosexuelle, vue implicitement comme une source de désagréments.
Noyer le poisson ?
Le choix des poissons pour représenter les homosexuels est aussi hautement significatif, puisqu’ils sont fondamentalement asexués, et que leur différenciation ne se fait qu’en fonction de la température de l’eau et de son acidité, bref de leur environnement. Quoi de plus adéquat à la vision des gender studies, dont sont pétris tous les progressistes dénonçant le « phallogocentrisme et l’hétérosexualité obligatoire », que ces poissons dont le sexe change en fonction de leurs conditions de vie ?
Par ailleurs, si « la vieille chatte Agathe » est la malheureuse « grand-mère » du flamboyant poisson-chat Félix, cela veut dire que les chats ne font pas des chiens, mais des poissons. Le sens de l’évolution des espèces est inversé : les mammifères sont données pour les archaïques ancêtres de ovipares. Le réalisateur du Baiser de la Lune nous signifie ainsi que la différenciation sexuelle, propre aux mammifères, n’est qu’un atavisme voué à disparaître chez les nouvelles générations frétillantes et muettes de poissons. Faire croire cela à des enfants en passe d’entrer dans la puberté, où la question cruciale de leur identité sexuelle les tourmentera cruellement, n’est certainement pas la meilleure aide que l’Education nationale puisse leur fournir.
Enfin, ce film comporte une composante obscène majeure, enrobée dans un langage mielleux. Il ne s’agit pas, comme le prétend Sébastien Watel, son réalisateur, de « donner une vision moins stéréotypée des relations amoureuses », mais de parler de la relation proprement sexuelle entre deux individus, sous couvert de parler d’amour. Que signifie la phrase « Léon, le poisson-lune, m’a fait briller comme un soleil » associée à « sûr que mademoiselle la lune, pour briller autant, elle doit en connaître des trucs, que les petits poissons chats comme moi ne savent pas » ? Quels sont ces « trucs », ce « baiser » que la lune connaît pour « briller », et qu’un gosse de dix ans ne doit absolument pas connaître à son âge ? A quoi peuvent-ils renvoyer, sinon à des expériences sexuelles ? Par conséquent, la rencontre avec Léon, qui fait aussi « briller » le poisson-chat « comme un soleil », ne peut être logiquement qu’une rencontre sexuelle. Il ne s’agit pas d’une simple histoire d’amour, comme l’affirment les auteurs du film, car même à dix ans on sait ce qu’est l’amour. La composante sexuelle est centrale, directement indiquée par la métaphore filée de la lumière. Ce film est donc porteur d’un message pornographique, si ce n’est pédophilique : si les métaphores y gardent une valeur constante, on nous raconte qu’un poisson-lune dont on ne connaît pas l’âge a fait jouir un petit poisson-chat grâce à des trucs que ce petit poisson-chat ne savait pas.
Après analyse, la phrase « Léon, lui, ne voulait plus qu’on se cache, il aimait trop la lumière » est une obscénité proférée d’une voix angélique, qui n’en est que d’autant plus odieuse. L’ambiguïté du mot « lumière », utilisé ici pour signifier aussi bien la jouissance sexuelle que le fait de la faire connaître aux autres, redouble l’obscénité du message pornographique initial d’un complément exhibitionniste, et fait dépendre, par la concaténation des deux sens du mot « lumière », la jouissance sexuelle de son exposition publique. Autrement dit, Sébastien Watel affirme qu’il n’y a qu’en montrant qu’ils jouissent que les gays jouissent complètement. C’est pour leur bonheur propre, que « la vieille chatte Agathe » doit renier ses aspirations hétérosexuelles archaïques. Le changement du regard de celle-ci est nécessaire à la pleine jouissance des poissons asexués. Aussi peut-on dire que la relation entre Félix et Léon est en fait un ménage à trois, qui comprend « la vieille chatte Agathe », en tant qu’autre exclu, dans et par son exclusion en tant qu’autre, puisqu’elle est sommée de se renier, « d’évoluer », comme on dit en novlangue festiviste, si elle veut « se donner la possibilité d’une rencontre ».
Ce que cette polémique révèle, tout comme le film dont la diffusion est l’enjeu apparent, c’est que lorsqu’on s’attaque à des fondamentaux symboliques et qu’on dépasse le simple cadre légal de la non pénalisation de telles ou telles pratiques sexuelles, il devient impossible de distinguer la lutte contre l’homophobie de la lutte contre l’hétérosexualité. Car il faut bien que le sujet humain décide d’une structuration psychologique à l’exclusion d’une autre, s’il souhaite prendre en charge son corps de mammifère humain, en attendant qu’il redevienne un poisson. Sortir de l’enfance, disent les contes véritables, c’est accepter la douleur du principe de réalité, contre le principe de plaisir. C’est ce dont nos enfants ont le plus besoin, si l’on souhaite qu’ils soient des adultes tolérants et responsables. Car seuls ceux qui sont pourvus d’une identité forte et définie peuvent reconnaître et accepter les différences, dans la mesure où le miroir que leur tend l’autre ne saurait faire trembler leurs assises psychologiques. Lutter contre l’intolérance en sapant la structure mentale des enfants est la meilleure manière d’en faire des adultes labiles, susceptibles des pires violences pour réaffirmer leur identité chancelante. Aussi la politique de lutte contre l’homophobie devrait emprunter des chemins complètement différents de celui du Baiser de la Lune. Et c’est certain, ces chemins seraient très conservateurs.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !