A la lecture d’Une immense sensation de calme, le premier roman de Laurine Roux, on a éprouvé la même émotion que lorsqu’on avait lu pour la première fois Les Saisons du trop méconnu Maurice Pons (1927-2016). Pour nous, ce n’est pas un mince compliment. On souhaite d’ailleurs que ce court roman avec sa force d’envoutement, son écriture âpre, sensuelle et précise à la fois, de cette précision hallucinée des rêves ou des contes, connaisse une destinée semblable aux Saisons. C’est-à-dire de trouver des lecteurs qui ne se compteront pas forcément par bataillons entiers mais qui resteront marqués par leur découverte et feront circuler Une immense sensation de calme comme un mot de passe. Cela permettra à ce roman de franchir le temps car il vaut mieux cinq mille lecteurs qui ne vous oublieront plus jamais à des centaines de milliers qui vous auront consommé comme une denrée périssable.
Il y a, par exemple, chez Laurine Roux une manière identique à celle de Maurice Pons de créer un monde parallèle par petites touches qui lui donnent une véritable consistance. Il faut dire que dans Une immense sensation de calme, nous sommes dans un espace et une époque insituables. Bien sûr, on trouvera des ressemblances avec la Russie, l’essentiel de l’action se déroule dans un paysage de glace, de lacs, de taïgas ou de forêts impénétrables. Bien sûr, nous sommes probablement dans l’avenir, mais tout aussi indéterminé. Il y a eu une guerre, autrefois, comme le raconte sa grand-mère Baba à la narratrice encore enfant : « Un soir, Baba m’avait parlé de l’ancien monde. D’habitude, ceux qui l’avaient connu se taisaient. La guerre avait laissé tellement de cicatrices qu’ils faisaient comme si rien n’était arrivé. Come si personne n’avait jamais disparu. Pourtant, au détour des forêts, on tombait encire sur des carcasses de tanks que le Comité avait oublié de déblayer. Les cours d’histoire ne remontaient pas au-delà de cinquante ans. Avant, ce n’était que légende. Notre génération était la première née après le Grand Oubli. Nous supposions que beaucoup de réponses aux mystères du monde, se terraient là. »
Les pays sans légende meurent de froid
La narratrice est une enfant de ce monde d’après. Devenue orpheline, elle vit chez des pêcheurs qui l’ont recueillie. Les journées se passent, toutes identiques, dans une manière d’harmonie brutale avec la nature. Les humains ne sont plus très nombreux par ici. Il y a bien la ville de Varatcha où règne encore vaguement une administration et où se trouve le marché. Mais on n’y va pas souvent. On préfère écouter le knik, ce vent du nord qui vient des montagnes et souffle sur les murs de la cabane en fumant des pipes de karja qui ouvrent les portes du Grand-Passage et permettent parfois d’entrevoir les disparus.
Un jour arrive Igor. Il vient prendre du poisson séché à la veille de l’hiver pour le vendre dans le territoire des Invisibles. De manière à la fois sauvage et douce, et l’oxymore est décidément ce qui caractérise l’écriture de Laurine Roux, elle se donne à lui, immédiatement. Puis elle part avec lui chez les Invisibles « qui portent au poignet les couleurs interdites. » et qui sont peut-être les descendants de survivants contaminés. Cette odyssée glacée et amoureuse se terminera, à la fin, par une femme qui chante devant la mer…
Si Une immense sensation de calme était un roman américain, la critique pavlovienne grimperait aux rideaux en criant au génie devant ce mélange de nature writing, de conte mythologique et d’épopée des corps perdus et retrouvés. Mais Une immense sensation de calme est d’abord un livre de nulle part et c’est pour cela qu’il est si beau. On oublie trop souvent, n’est-ce pas, que les pays sans légende meurent de froid et il a fait déjà plutôt frisquet ces temps-ci, y compris dans la littérature, pour se permettre de passer à côté d’Une immense sensation de calme et du talent de Laurine Roux, une Circé qui fait infuser le rêve dans un réel lui-même incertain. Du grand art.
Une immense sensation de calme, Laurine Roux, Editions du sonneur, 2018.
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