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L’apocalypse virale, un nouveau genre romanesque?


L’apocalypse virale, un nouveau genre romanesque?
L'écrivain et réalisateur Xabi Molia © John Foley / Opale / Leemage.

Si la crise sanitaire vous donne des envies de reconfinement, les romans de Laurine Roux et Xabi Molia, écrits avant la pandémie, frappent par leur force prophétique et leur admirable ambiguïté.


Que nous est-il arrivé ? Depuis que s’est déclenchée la pandémie de Covid-19, le besoin de penser l’événement se fait ressentir en chacun de nous, besoin d’espérer ou, comme l’écrivait Roger Nimier à la fin de son Grand d’Espagne en 1948, le besoin de « désespérer jusqu’au bout ».

On peut et on pourra, bien sûr, compter sur les philosophes, les sociologues, les historiens pour nous y aider. On pourra aussi compter sur les écrivains.

Surtout sur les écrivains, serait-on tenté de dire. L’écrivain, le bon en tout cas, est cette créature étrange qui n’est ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais un peu tout ça sans le savoir et qui dispose de surcroît d’antennes, comme les insectes, qui le préviennent du danger. En plus, pour peu qu’il sache créer des personnages qui ne soient pas lui-même, il incarne nos angoisses à travers des gens qui nous ressemblent, qui ne sont pas des statistiques ou des concepts.

Aujourd’hui, il est appelé à répondre à une question lancinante : et si demain, tout s’arrêtait comment réagirions-nous, combien de temps survivrions-nous et surtout combien de temps tiendraient notre vernis de civilisation et l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes ?

Une civilisation qui a la même fragilité qu’une vie

En cette rentrée littéraire, un peu moins abondante que d’habitude pour cause d’incertitudes économiques, on a envie de lire des romans qui nous disent quelque chose de ce monde qui peut s’arrêter ou s’effondrer, conformément au célèbre constat formulé par Paul Valéry dans La Crise de l’esprit après la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et Valéry d’ajouter : « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »

Laurine Roux © DR
Laurine Roux © DR

Un bon nombre d’auteurs nous parlent d’apocalypse en tout genre, avec pléthore de resucées de Ravage de Barjavel, chef-d’œuvre paru en 1943. Quelques-uns, loin des recettes opportunistes de textes de circonstance, parviennent à explorer plutôt qu’à exploiter notre inquiétude. Nous en avons choisi deux, Laurine Roux et Xabi Molia, sur deux critères simples.

Le premier, c’est qu’ils ne sombrent pas dans le catastrophisme spectaculaire et délivrent, à travers une intrigue habile, voire retorse, un message implicite qui va à l’encontre de la doxa à la mode dans la fiction postapocalyptique – et dans le discours ambiant : « Tout est foutu, on va tous mourir ! » Le second critère est que Laurine Roux et Xabi Molia n’oublient pas la littérature en route. Ils convoquent le style, l’émotion et la paradoxale beauté qu’il y a dans l’horreur comme avait réussi à le faire, par exemple, l’écrivain américain Cormac McCarthy dans son chef-d’œuvre postapocalyptique La Route, roman dont le succès planétaire, en 2009, était déjà en lui-même un indice de notre désir inconscient de nous confronter à cette fragilité individuelle et collective si évidente désormais.

Le lyrisme cruel de Laurine Roux

On ne s’étonnera donc pas qu’une citation de Cormac McCarthy figure en exergue du deuxième roman de Laurine Roux, Le Sanctuaire: « Si le monde n’est qu’un récit, qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? » Le témoin, ici, est une adolescente, Gemma. Elle vit dans une grande cabane, en haute montagne, en compagnie de sa sœur aînée et de ses parents. Si c’est elle qui raconte, c’est parce qu’elle est la seule à être née dans ce monde d’après. Sa mémoire est une mémoire par procuration : elle n’a plus pour souvenirs que les souvenirs de sa propre famille qui a construit ce sanctuaire pour fuir la catastrophe. Le lecteur ne connaîtra du monde d’avant que ce que lui en dira Gemma. Il apprend, par fragments, par bribes déformées, la cause de l’effondrement : un virus, né probablement dans des élevages intensifs de volailles, a muté et s’est propagé aux autres oiseaux qui ont commencé à contaminer l’homme sans que l’on puisse trouver de remède. L’humanité a pratiquement disparu, et dans son refuge, la famille vit à l’écart et a reconstitué une microsociété qui s’amuse tristement à mimer la précédente.

Ainsi, quand le père descend dans les vallées pour aller récupérer, dans les ruines, de la nourriture, de l’essence, des graines, des matériaux divers, mais aussi des livres, il distribue les postes stratégiques dans la famille. Gemma est ministre des Armées : « chasse et entretien des couteaux ». Sa sœur aînée, June, est ministre de l’Énergie. Sa mission : « gérer le tas de bûches ». Quant à la mère, elle est ministre de la Culture et de l’Éducation, et quand on se dispute, de la Justice.

Seules traces du monde ancien, la carcasse d’une Ford devant une mine de sel abandonnée et les conversations des parents écoutées en cachette. Des conversations sur la mer que Gemma n’a jamais connue, sur les villes et les habitudes de ce temps-là.

Cependant, la force du roman est ailleurs que dans une robinsonnade survivaliste. Laurine Roux est d’abord un grand écrivain lyrique comme le montrait son premier roman, Une immense sensation de calme, qui vient de reparaître en Folio et où, déjà, dans une contrée lointaine, sans doute une Russie postnucléaire, une jeune fille partait avec un vendeur de poissons séchés dans une odyssée glacée où apparaissaient de loin en loin les traces d’un très ancien conflit et la présence menaçante des Invisibles qui portaient « les couleurs interdites » au poignet et étaient sans doute d’anciens irradiés.

Dans Le Sanctuaire, Laurine Roux continue de célébrer une certaine harmonie avec la nature malgré les dangers, mais surtout elle montre ce que signifie survivre dans le cercle restreint d’une famille qui contraste avec l’immensité d’un somptueux décor, lui-même isolé du monde.

Un jour, les certitudes de Gemma vacillent. Virtuose du tir à l’arc, au hasard de ses chasses en solitaire, elle rencontre un vieillard qui vit dans une grotte, entouré d’oiseaux et notamment d’un aigle qu’elle blessé. C’est un moment de pure terreur pour l’adolescente puisque les oiseaux doivent tous être tués à distance et surtout brûlés afin d’éviter la contagion : le père dispose même pour cela d’un lance-flammes. Gemma échappe au vieillard, mais n’ose pas parler de cette rencontre, et encore moins de son étonnement de ne pas avoir été contaminée par les oiseaux.

Comme celle de tous les grands romans, la fin du Sanctuaire est ambiguë. Au moins peut-on dire que Laurine Roux sait instiller le soupçon : pour certains d’entre nous, habités par des peurs inavouables qui confinent parfois à la folie, la seule vraie catastrophe serait que la catastrophe n’ait pas lieu.

L’ironie cruelle de Xabi Molia

C’est également autour de cette relation équivoque que nous entretenons avec la fin du monde que tourne le roman Des jours sauvages de Xabi Molia. Lui aussi avait déjà traité ce thème de l’effondrement pour cause d’épidémie dans Avant de disparaître (2011). Il y évoquait de manière très réaliste un Paris tiers-mondisé par une guerre civile elle-même provoquée par une épidémie transformant les infectés en barbares hyperviolents se surnommant eux-mêmes « les animalistes ». Dans la ville assiégée, un médecin chargé de détecter les nouveaux cas voyait sa femme disparaître sans raison et le récit se doublait habilement d’une méditation désespérée sur l’amour, cette plante vivace qui continue de fleurir dans l’horreur.

Avec Des jours sauvages, Xabi Molia se fait discrètement ironique et joue avec les codes du roman d’aventures à la manière d’un Jean Echenoz. Alors qu’une grippe incontrôlable décime l’Europe, une centaine de survivants ont embarqué en catastrophe sur un ferry à Roscoff. On y trouve des gens ordinaires, des repris de justice, des zadistes, des réfugiés et même un secrétaire d’État. Comme dans les romans maritimes d’antan, après un naufrage sur une île difficilement situable, la communauté s’organise ou du moins, essaie. Car évidemment, malgré la situation précaire, la solidarité se désagrège assez vite entre ceux qui parient sur la fin de l’épidémie et veulent repartir, et ceux pour qui, au contraire, cette île est l’occasion rêvée de tout recommencer à zéro : « Mais sur cette île, une vie meilleure s’offrait. Ils avaient laissé derrière eux les villes polluées et les étés caniculaires, l’argent, le travail salarié, le temps compté, le temps perdu sur internet, tous ces liens invisibles qui les empêchaient d’être heureux. La catastrophe était leur chance. » Très vite, il y a sécession, attaques, contre-attaques et représailles.

À travers sa multitude de personnages parfaitement maîtrisés, Xabi Molia donne une peinture acide de la société d’aujourd’hui. Ce roman profondément antirousseauiste à sa manière, qui évoque parfois à une version pour adulte de Sa Majesté des mouches de William Golding, amène à la conclusion que le pire virus qui menace l’homme n’est pas celui d’une quelconque Covid, mais une pulsion de mort trouvant son prétexte et son accomplissement dans la fin du monde, au point de la provoquer si elle n’a pas lieu ou d’empêcher par tous les moyens, si elle s’est produite, un retour à la normale.

À ce titre, ce qui réunit les romans de Laurine Roux et de Xabi Molia, c’est une saine méfiance devant la fascination du désastre qui ne dit rien d’autre que notre propre incapacité à vivre dans ce monde-là et, le cas échéant, à le faire changer. Par ces temps où les discours collapsologiques font florès, ce sont des œuvres de salubrité publique.

À signaler la reparution en folio du premier roman de Laurine Roux, Une immense sensation de calme.

Laurine Roux, Le Sanctuaire, Les éditions du sonneur, 2020.

Le Sanctuaire

Price: 16,00 €

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Xabi Molia, Des jours sauvages, Seuil, collection « Fiction et cie », 2020.

Des jours sauvages

Price: 15,00 €

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Septembre 2020 – Causeur #82

Article extrait du Magazine Causeur




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