Situation banale : on invite une personnalité politique ou un professeur associé à parler devant des étudiants. Toutes les grandes écoles recourent à de telles invitations. Tous les Troisième Cycle y recourent. Certaines écoles, même, ne fonctionnent que par ce moyen. Et c’est indispensable si on veut que les étudiants dépassent une vision du monde trop scolaire.
C’est le jeu…
Et comme ces invités, souvent flattés qu’on ait pensé à eux, veulent rendre service aux étudiants, ils essaient de dire les choses comme ils les vivent. Ils tendent au parler-vrai. Cash, comme il est de mode de dire (et comme il ne faut pas dire parce qu’ainsi on place les rapports d’argent comme modèle des rapports humains). C’est aussi une méthode pédagogique qui permet de lever les barrières entre l’étudiant et le conférencier. On parle comme si on était entre soi. Comme si on était en famille, ou entre gens qui se comprennent parce qu’ils partagent une même aspiration professionnelle.
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Que les politiques, dans le monde médiatique, se fassent prendre en flagrant délit d’incorrection politique, c’est le jeu. Et c’est leur métier que de s’y préparer afin d’y jouer avec bénéfice. S’ils perdent, on ne les plaindra pas. Vae victis (« malheur aux vaincus ») comme disait, aux Romains vaincus, notre ancêtre gaulois Brennus.
Pourtant, et c’est sur ce point qu’il faudrait attirer l’attention, un dérapage plus ou moins contrôlé sur un plateau de télévision ou au micro d’une radio d’État, c’est une chose à laquelle nous sommes habitués. La plupart de ces émissions n’ont pas pour but d’informer le public et encore moins d’approfondir un argumentaire. Il est de faire tomber les personnages publics dans les pièges tendus tout exprès puis de repasser le tout en boucle, jusqu’à la prise suivante. C’est le jeu. Personne n’y peut rien, pas même les journalistes.
Qui a trahi trahira
Mais ici, il ne s’agit pas de plateau télévisé. Il s’agit d’une formation supérieure. Il s’agit d’un endroit où il est essentiel que la parole soit libre. L’étudiant qui a enregistré les propos de Laurent Wauquiez et les a « transmis » à l’émission de Yann Barthès est une sorte de traître à sa fonction d’étudiant. A-t-il reçu ses trente deniers ? C’est probable.
S’est-il rendu compte que, par cette démarche, ce qu’il met en danger, ce n’est évidemment pas l’avenir politique de Laurent Wauquiez. C’est peut-être un peu le sien, car si cela se sait, personne ne pourrait plus faire confiance à celui qui est capable de tels coups bas. Qui a trahi trahira. Mais peu importe l’avenir compromis de cet étudiant. Le coup porté par cet enregistrement nuit essentiellement à toute l’Université, car il n’y a d’Université qu’autant que la parole y est libre. Sans cette liberté, il n’y a plus d’Université. Un professeur, ou tout autre intervenant, qui doit s’interdire de dire ce qu’il pense par crainte d’être dénoncé ne peut plus enseigner. Il ne peut que hurler avec les loups et voler au secours de la victoire. Confirmer les gens en place.
Celui qui a vendu Laurent Wauquiez a-t-il conscience de son geste ? L’université ou l’école dont il est l’étudiant ou l’élève, ont-elles pris la mesure de ce qui s’est passé ? Cet étudiant a-t-il été convoqué par la présidence ? Pour lui rappeler, par exemple, l’histoire d’Hippase de Métaponte puni par son école (celle de Pythagore) pour avoir révélé au-dehors l’existence des nombres irrationnels qu’il était tenu de tenir cachée… Et si on ne sait pas qui est le Judas, a-t-on au moins averti les autres étudiants des conséquences de cette indiscrétion ?
Liberté de s’autocensurer
Les réponses de Bernard Bellante, directeur général de l’EM Lyon, aux questions du journaliste du Monde, Olivier Rollot ne sont qu’à moitié rassurantes. Certes, il y a envoyé un email aux étudiants pour leur rappeler « le principe de confidentialité », mais on sent bien qu’il redoute surtout le journaliste, qui pourrait le prendre en flagrant délit d’ « incorrection politique ». Le journaliste lui a bien fait comprendre, sous forme de questions, que ce n’était peut-être pas « le rôle d’une école de management de s’ouvrir ainsi à toutes les opinions ». Attention aussi, laisse-t-il entendre, de ne pas sanctionner l’étudiant. Les médias vous ont à l’œil. Ils peuvent répandre, par exemple, une rumeur qui ferait de cette école l’organe de la droite dure…
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Le phénomène médiatique, aujourd’hui pris dans une dynamique que nul ne peut plus contrôler, se révèle bien être la plaie de notre époque. En imposant une norme de pensée, elle impose une autocensure. On ne compte plus les professeurs qui renoncent à leur spontanéité enseignante, se sachant surveillés par des élèves qui ne veulent pas l’entendre, mais l’écoutent cependant pour pouvoir s’en plaindre. Les professeurs se retrouvent ainsi dans la situation d’aggraver la dégringolade de l’école.
On ne peut rien faire contre ce phénomène qui fait vivre les médias et qu’amplifient les réseaux sociaux. Rien, sauf ceci, les enseignants, en corps, doivent apprendre à refuser cet état de fait. On dit bien : les enseignants en corps. Et non la corporation des enseignants. Peut-être conviendrait-il de pénaliser ces faits de trahison des libertés universitaires… Par exemple, comme pour les tricheries au bac, par une interdiction de se présenter aux examens. Mais je sens que ce que je dis n’est pas correct. Permettez ? Je m’autocensure !
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