Dans Les Défricheurs du monde (Le Cherche-Midi), un ouvrage richement illustré, Laurent Maréchaux parcourt trente siècles de cartographie et dresse le portait de géographes qui ont inventé le monde.
Au commencement, il y aurait la carte, que l’on confondrait avec le territoire. C’est l’histoire du collégien, le regard fasciné par les mappemondes colorées suspendues au tableau, ces cartes que l’on recherche encore chez les brocanteurs, qu’elles viennent de chez Hatier, Deyrolle ou Armand Colin. Le chineur, comme votre serviteur, qui se livre à cette chasse nostalgique, apprend ainsi que la carte n’est jamais qu’un moment de l’histoire, que les pays comme les saisons changent de noms, que les frontières s’abolissent ou renaissent.
La chambre des cartes
Le jeune Baudelaire, avant de se rendre à l’île Maurice ou en Hollande, est cet « enfant amoureux de cartes et d’estampes ». Le Rimbaud du Bateau ivre, qui veut « heurter d’incroyables Florides », termine marchand d’armes à Harar. Laurent Maréchaux exprime la même passion et a suivi le même chemin que « ces géographes qui ont dessiné la Terre », sous-titre des Défricheurs de monde. Une fois achevées ses études de droit et de sciences politiques, préférant le voyage à l’écriture, il a décidé de confronter son amour des cartes à la réalité du terrain. Il s’est fait exploitant forestier en Amérique du Nord, a parcouru un bout de chemin avec les moudjahidines en Afghanistan dans les années 1980, il a sillonné le Kenya, l’Indonésie puis a passé le cap Horn à la voile. Il aurait pu y croiser le regretté Jean Raspail, à la recherche des royaumes perdus de Patagonie.
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Les Défricheurs du monde est ce qu’il est convenu d’appeler un « beau livre ». L’iconographie est somptueuse, une véritable « chambre des cartes » comme il en existait à bord des navires ou des forteresses, ces lieux où se pensent les itinéraires et les batailles et où se retrouvent les personnages du Rivage des Syrtes, le chef-d’œuvre de Julien Gracq qui, de son vrai nom, s’appelait Louis Poirier et exerçait, ce n’est pas un hasard, le métier de professeur de géographie. Sauf que Maréchaux ne nous offre pas seulement un bel objet, mais aussi une réflexion documentée sur les métamorphoses de la géographie à travers les âges et les civilisations, et d’en montrer les enjeux pour mieux illustrer le propos de Michelet : « L’histoire est d’abord toute géographie. »
Le bouclier d’Achille
Le père de la géographie est notre maître à tous, Homère, c’est-à-dire à la fois un poète et l’auteur des deux récits fondateurs de notre culture : L’Iliade et L’Odyssée. Considérer, comme le fait Maréchaux, Homère comme le premier géographe, c’est admettre que l’histoire se confond avec la légende. On retrouvera dans ce livre, une reproduction du fameux bouclier d’Achille, dessiné en 1827 par Giulio Ferrario. Ce bouclier est décrit au chant XVIII de L’Iliade. Il est forgé par Héphaïstos et montre en cercles concentriques « La terre, le ciel, et l’onde marine, l’infatigable soleil et la lune dans sa plénitude, et tous les astres dont le ciel se couronne. » On y voit même les mortels, avec leurs vignobles et leur bétail. Mais Homère fait aussi du périple d’Ulysse une géographie en marche qui se crée au fur et à mesure de l’errance des marins perdus.
Victor Bérard, le plus célèbre des traducteurs de L’Odyssée, s’efforce de faire correspondre les grandes étapes du retour incertain d’Ulysse avec la réalité géographique moderne. Il multiplie les hypothèses : la terre des Lotophages correspond-elle à Djerba ? Le pays des Cyclopes est-il la baie de Naples ? Les Lestrygons vivaient-ils en Sardaigne ? En 1849, un certain Oscar McCarthy grave sur bois Le Monde d’Homère, mais c’est surtout le célèbre Vidal de La Blache (1845-1918) qui établit un itinéraire d’Ulysse à partir de cartes contemporaines. C’est qu’à l’autre bout de la chaîne des Défricheurs du monde, Vidal de La Blache est le premier des géographes universitaires. Le besoin s’en fait sentir dans la France de la IIIe République née de la défaite de 1870. La France, amputée de l’Alsace-Lorraine, veut se rassurer sur son espace, se représenter sa nouvelle place dans le monde alors que naît son empire colonial. Vidal de La Blache a aussi connu l’émerveillement des voyages, mais c’est pour mieux cartographier notre pays sous toutes ses coutures, géologiques, économiques et surtout administratives dans son Atlas, classique de 1894 qui fournit tant de cartes scolaires, et notamment celle des départements en montrant ceux de l’Est sous la couleur violette du deuil.
Aristote : la Terre est ronde
Entre Homère et Vidal de La Blache, Laurent Maréchaux nous fait rencontrer une bonne quinzaine de géographes. Ce sont d’abord, après Homère, les Grecs qui se taillent la part du lion et qui contribuent pour beaucoup à cette approche pluridisciplinaire du monde qui est, aujourd’hui encore, au cœur de la géographie. Hérodote, bien sûr, qualifié par l’auteur de « reporter géographe », mais aussi Aristote qui en fait un outil philosophique pour comprendre l’univers, ou encore Ptolémée qui introduit les mathématiques et aboutit aux mêmes conclusions qu’Aristote : la Terre est ronde.
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On peut sourire à l’idée du renouveau, notamment aux États-Unis, des théories « platistes » qui font partie de l’arsenal de tout bon complotiste. On oublie ainsi qu’à l’exception des géographes arabes et chinois, le Moyen Âge a renié les découvertes de l’Antiquité, avant que le pragmatisme marchand, qui a besoin de certitudes pour ses routes maritimes, pousse par exemple un Martin Behaim (1459-1507), négociant allemand, navigateur et cartographe, à se mettre au service du roi du Portugal ; puis à concevoir, avec l’aide de nombreux artisans, le globe « Erdapfel » – en allemand, littéralement, la « Terre-pomme » –, qui consacre la rotondité de la Terre pendant que les autorités religieuses font semblant de regarder ailleurs. Travail complété à la génération suivante par le Flamand Mercator, inventeur de la projection sphérique. En mettant « à plat » le globe de Behaim, il crée les premiers atlas modernes avec leurs fuseaux horaires.
Entre économie et écologie
La géographie est devenue une grande fille. On la place donc au service de l’économie avec Turgot, ministre de Louis XVI qui met au point le cadastre. Nous sommes loin de l’émerveillement homérique et on nous permettra de préférer, pour rêver encore, Élisée Reclus (1830-1905) ancien communard anarchiste, auteur d’une monumentale Nouvelle Géographie universelle respectée même de ses adversaires idéologiques, qui déclarait bien avant les écologistes : « Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont fait disparaître tant de civilisations, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitent la Terre nourricière. »
Les Défricheurs du monde: Ces géographes qui ont dessiné la Terre
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