Latin: la bourdivine surprise


Latin: la bourdivine surprise
Manifestation contre la réforme du collège à Paris, le 10 octobre 2015 (Photo : Citizenside/Samuel Boivin)
Manifestation contre la réforme du collège à Paris, le 10 octobre 2015 (Photo : Citizenside/Samuel Boivin)

« Pourquoi apprendre le latin ? Personne ne parle cette langue. Que sait-on si les Latins ont existé ? C’est peut-être quelque langue forgée. » Ainsi parlait le jeune Rimbaud à 15 ans, accablé par l’inutilité des apprentissages de l’école.

Esprit éminemment subversif, Rimbaud est pourtant considéré par ses biographes comme un « latiniste virtuose », capable de rédiger d’un trait, dès ses premières années de lycée des alexandrins en latin, prémices du génie poétique qu’il dévoilera rapidement.

Aujourd’hui, les arguments des pourfendeurs des langues anciennes sont un brin plus sophistiqués : le développement d’une école à visée purement utilitaire est vendu sous le slogan pompeux mais bien plus présentable de la « démocratisation des savoirs ». C’est au nom de ce noble objectif que le ministère entend ainsi imposer ce qu’il appelle, dans sa novlangue caractéristique, le « latin pour tous », c’est-à-dire sa suppression pure et simple.

La mise en place d’une « initiation aux langues anciennes au sein des cours de français » et l’intégration de cours de grec ou de latin à l’un des huit enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) ne sont que des écrans de fumée destinés à calmer les salles de profs. Il est vrai que, pour la première année d’application de la réforme, les langues anciennes ne sont pas trop maltraitées : une dotation horaire globale de 2 heures 45 par semaine à partager avec le soutien scolaire. Mais impossible de dépasser une heure en 5e et deux heures en 4e. Une politique progressive d’étranglement des moyens qui devrait se révéler redoutablement efficace pour décourager les élèves de suivre les cours de langues anciennes et introduire subrepticement de la concurrence entre les disciplines et les établissements.

Mais les langues anciennes sont tenaces. Depuis une quinzaine d’années, malgré une volonté claire d’éradication, la demande de latin-grec ne s’est pas totalement effondrée. Prévoyant, le ministère a anticipé le coup suivant. Faute de pouvoir dissuader les élèves, pourquoi ne pas supprimer tout simplement les professeurs ? C’est ce qui a été entamé avec la suppression du Capes de lettres classiques, fusionné avec celui de lettres en 2013. Une mesure qui résume l’esprit de la réforme du collège.[access capability= »lire_inedits »]

Professeur de lettres à Paris, Loys Bonod, qui a créé le site Avenir latin grec refuse néanmoins de voir dans ces réformes « une volonté diabolique de tuer le latin par le haut » : « Il y a un mouvement de fond qui vise à mettre en place un enseignement utilitaire avec pour seul objectif les indicateurs PISA, taux de décrochage, de redoublement, etc. Et aussi une volonté de rationalisation budgétaire évidente. Cependant, s’il y a moins de professeurs de latin, c’est aussi à cause de la désaffection pour l’enseignement. Quand on fait des lettres classiques, c’est pour être professeur. À partir du moment où le métier devient repoussoir, ce type de discipline en subit les conséquences plus que les autres. Le plus pénible, c’est que le ministère ait été incapable de produire un discours de vérité. Et l’ultime perversion de la réforme, c’est que non seulement les langues anciennes vont être supprimées, mais on demande aux professeurs d’être les principaux acteurs de cette suppression. Ce sont des méthodes de management modernes. »

Engagé contre la réforme du collège, René Chiche est très actif sur les réseaux sociaux. Ce professeur de philosophie, qui s’est fait connaître au moment des réformes Allègre en faisant apparaître au grand jour la convergence d’intérêts entre les courants réformateurs qui sévissaient rue de Grenelle, ne croit pas non plus à un plan obscur et concerté de destruction des humanités : « D’une certaine manière, c’est pire que ça. La suppression des langues anciennes n’a pas attendu une réforme, elle s’appuie sur des tendances qui existent au sein de l’enseignement depuis la fin des années 1980 et la loi Jospin. C’est à ce moment-là que s’est opérée la jonction, largement due au hasard, entre une idéologie d’inspiration « libérale », venue tout droit de l’OCDE et une idéologie « pédagogiste » venue de l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) et répandue chez des gens qui n’avaient jamais enseigné. Cette rencontre explique et sous-tend les politiques scolaires des dernières décennies, qui font vivre l’école sous un régime de réforme permanente. »

Selon Bourdieu, le latin symbolise un savoir élitiste, prétendument réservé aux plus favorisés

Dans le même temps, sous l’influence de Pierre Bourdieu et de ses disciples, l’objectif de transmission des savoirs s’est mué en mission de correction des hiérarchies sociales. Dans La Reproduction, livre écrit en 1970 avec Jean-Claude Passeron, Bourdieu, parlait ainsi de « gaspillage ostentatoire d’apprentissage » à propos « de l’acquisition des langues anciennes ». Le latin symbolise alors, selon Bourdieu, un savoir élitiste, prétendument réservé aux élèves des milieux les plus favorisés.

Cette logique de nivellement sera encouragée par les milieux économiques dans tous les États de l’Union, notamment de puissants lobbys industriels européens, parmi lesquels l’European Round Table, qui obtient en 2005 la mise en place du fameux « socle commun », en 2005, puis en 2013, sa confirmation avec la réforme Peillon qui instaure le « socle commun de connaissances, de compétences et de culture ».

L’alliance, d’abord circonstancielle, entre gestionnaires et pédagos est aujourd’hui solidement établie, selon René Chiche : « Le latin, est visé, comme discipline, mot riche de sens et qui désigne parfaitement son objet. La discipline, c’est l’ordre, les acquis, sans avoir des ambitions démesurées, Surtout c’est le contraire absolu de l’interdisciplinarité, ce gadget criminel pour l’esprit qui fait croire aux élèves qu’ils savent des choses. On veut que l’école soit le lieu de la réussite, en perdant de vue que sa mission première est d’instruire. Nos élèves sont bien élevés, gentils, ils trient leurs déchets, ils veulent faire de l’humanitaire. Mais s’ils n’acquièrent pas une instruction plus consistante, il faut s’inquiéter pour le jour où ils seront confrontés à des discours plus forts. »

Dans cette perspective, le combat pour les langues anciennes est l’occasion de revenir sur la grande erreur bourdivine qui continue à égarer le monde de l’éducation. En effet, comme l’observe Marcel Gauchet, « le handicap socioculturel n’est ni social ni culturel, il est langagier ».

En octobre 2015, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance – du ministère de l’Éducation – publiait ainsi une étude sur la réussite des élèves latinistes, censée prouver le caractère « élitiste » – donc injuste pour les docteurs Folamour de l’école. Sa présentation fut donc faussée en ce sens. En réalité, elle montrait que, si moins d’enfants issus de catégories populaires choisissent effectivement cette option, le latin agit comme un véritable compensateur d’inégalités. Ainsi le taux de réussite au bac des élèves latinistes issus d’un milieu modeste est-il supérieur de 23 % à celui des non-latinistes.

Dans les salles de classe, loin des lubies des pédagos, on n’a pas besoin d’étude pour connaître les vertus intrinsèques de l’apprentissage du latin ou de l’allemand. Antoine Desjardins, professeur de lettres, les a récemment rappelées sur le site de Causeur : « Dès lors qu’on affaiblit ou qu’on dilue l’enseignement du latin ou de l’allemand (langues à déclinaisons), on touche à la grammaire mais aussi aux fonctions cognitives – analyse et synthèse, logique, mémoire, attention. On touche donc indirectement à la vigilance intellectuelle et à l’esprit critique. » Ce sont des arguments similaires qui sont à l’origine de la mobilisation de nombreux enseignants, ultravindicatifs sur les réseaux sociaux : le hashtag #college2016 est un flux continu de dazibaos qui vilipendent la réforme. Dans les salles des profs, alors que « les dotations horaires globales » pour la prochaine rentrée commencent à tomber, l’écœurement domine et le malaise grandit.

Le Snalc (Syndicat national des lycées et collèges) a déposé un préavis de grève pour la période des examens et appelé à une journée nationale d’action le 17 mars prochain. De son côté, le collectif Condorcet, qui regroupe plusieurs groupes régionaux, a lancé un appel à manifester pour le dimanche 13 mars. Mais déjà, sur le terrain, les manifestations et grèves sporadiques se multiplient, dénonçant pêle-mêle la diminution des heures de cours, la mise en place de gadgets pédagogiques, le mépris affiché par les interlocuteurs hiérarchiques, la faiblesse des moyens qui accompagnent la réforme, les inégalités de répartition de moyens selon les établissements, ou encore la mauvaise foi du ministère dans sa communication.

Certains profs ont commencé à résister avec leurs pieds, en boycottant les journées de formation

Certains profs ont commencé à résister avec leurs pieds, en boycottant les journées de formation, un dispositif mis en place par la rue de Grenelle pour tenter de vendre la réforme aux plus récalcitrants, que l’intersyndicale appelle « journées de formatage ». Mais le ministère n’entend pas laisser monter la fronde et multiplie les sanctions et « rappels au devoir de réserve ». Le 12 février, la République des Pyrénées évoquait le cas de trois professeurs du collège des Lavandières à Bizanos, sanctionnés pour avoir séché deux jours de formation liés à la réforme des collèges. Le rectorat leur a ainsi signifié courant janvier qu’ils feraient l’objet d’une retenue de salaire pour « service non fait » alors qu’ils ont assuré leurs cours.

Au printemps, la réforme avait suscité la grogne de nombre de parents des classes moyennes, furieux de perdre leurs derniers moyens de contourner le collège unique. La colère a même gagné la FCPE, pourtant généralement acquise à toutes les billevesées pédagos, de la suppression des notes à l’interdiction des devoirs à la maison. Si la fédération, au niveau national, soutient la réforme Najat, 19 sections départementales contestent la position des dirigeants nationaux.

L’heure n’est plus au débat, mais au combat. Sauf miracle, même si la mobilisation est un succès, « le collège 2016 » voulu par Najat Vallaud-Belkacem entrera en vigueur en septembre. Du reste, le ministère redoute moins un mouvement national de grande ampleur que le développement d’une « guérilla » sourde de la France enseignante.

Sauver les lettres, Avenir latin grec, Langues et cultures de l’antiquité, Le latin est vivant, Arrête ton char, Opération Perséphone… Difficile d’énumérer tous les collectifs, sites, blogs, associations, groupes facebook et forums de profs qui se mobilisent contre la réforme du collège et le maintien des cours de langues anciennes.

Preuve de la fracture entre l’institution et ses « agents de terrain », sur le forum neoprofs, c’est un inspecteur de l’Éducation nationale, Patrick Laudet, qui incite les professeurs à entrer en résistance : « Au fond, le programme de tout éducateur, de tout professeur, aujourd’hui, est de réfléchir à la capacité qu’il a encore de proférer une parole, de ne pas se laisser embrigader par tout ce que l’institution, les inspecteurs, les programmes, les dispositifs didactiques ont tendance à faire de lui, c’est-à-dire un exécutant de procédures juste bon à faire cocher des cases dans des livrets de compétences. »

Déjà, de nombreux professeurs appellent à ne pas appliquer les consignes du ministère dans leur classe, à bloquer les examens ou encore à boycotter les éditeurs de manuels scolaires sur lesquels, faute d’appuis chez les profs, la Dgesco met énormément de pression pour qu’ils appliquent les orientations du ministère.

Professeur de lettres classiques à Strasbourg, Didier Jodin croit lui aussi à la possibilité d’un sabotage de la réforme par une résistance discrète, menée dans les classes. Et il l’a fait savoir par voie de tweet : « Appliquer les nouveaux programmes de français ou continuer à être prof : mon choix est fait ». Il s’en explique : « Les profs sensés, qui sont majoritaires, continuent et continueront à faire leur métier de façon sensée, en s’affranchissant des dogmes et des conneries de toutes sortes. Mais il est scandaleux de contraindre un prof à désobéir pour faire son métier. Si la réforme n’est pas abrogée, elle implosera. Cela ne se verra pas, cela fera peu de bruit. C’est le principe d’une usine à gaz, les choses y sont opaques. »

Bien sûr, on peut compter sur François Hollande et sa ministre de l’Éducation pour s’entêter dans une réforme qui organise par l’amnésie la disparition de la langue et de la culture françaises. Curieux choix quand tout le monde s’échine à redonner une consistance à l’identité française. « Le plus étrange, écrivaient Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit dans Sans le latin…, essai prémonitoire paru en 2012, c’est qu’au moment où on liquide le latin avec une logique soft de taliban, on n’a jamais mis autant d’emphase à exalter le « patrimoine » et la « mémoire». »

Sans le latin, en effet, non seulement la messe nous emmerde, comme le chantait Brassens, mais c’est toute une partie du roman national qui devient illisible. Le latin n’est pas une langue ancienne parmi d’autres, il est l’ancêtre du français. C’est aussi pour cela qu’il doit rester une langue vivante à l’école de la République.
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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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