Êtes-vous déjà entré dans un Apple Store ? Dans une grande salle aussi aseptisée qu’un lavabo propre, des dizaines de vendeurs en gilet bleu s’affairent pour vous donner satisfaction. La demande de réparations matérielles y rencontre une offre pléthorique de services après-vente. À quoi tout cela rime-t-il ?
Cette allégorie du monde moderne renvoie aux pistes ouvertes par Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis dans un débat télévisé diffusé sur la chaîne britannique Channel 4 le 27 mars 1986. Sous le titre La Culture de l’égoïsme, Jean-Claude Michéa propose la transcription de la conversation entre l’imprécateur du progrès et l’ancien social-barbare Castoriadis1, sous l’arbitrage avisé du philosophe canadien Michael Ignatieff.
Leur questionnement est simple : comment l’homme peut-il décemment vivre dans des sociétés modernes où il croule sous la liberté mais ne sait plus à quel saint moral se vouer ? Peut-on « faire société » en privatisant la morale ? Depuis déjà plusieurs décennies aux États-Unis, le débat public oppose les communautariens − partisans d’une définition commune du Bien − aux libéraux adeptes d’une justice neutre et procédurale, indépendante de toute référence morale, voire aux libertariens parfois partisans d’une absence totale de règles. En l’espèce, les trois intervenants se rattachent clairement au premier camp, et se désolent du désert spirituel et moral qui prospère sur les décombres des allégeances seigneuriales, idéologiques ou religieuses.
« La liberté, pour quoi faire ? », demandait Bernanos dans un essai resté célèbre. Debord reformulera la question plus cruellement : « Pour la première fois dans l’Histoire, le vieux problème de savoir si les hommes, dans leur masse, aiment réellement la liberté, se trouve dépassé : car maintenant ils vont être contraints de l’aimer. » Sois libre et tais-toi ? De fait, le citoyen moderne peut, certes, voter, à échéance régulière, pour élire ses représentants et, s’il est occidental, consommer jusqu’à satiété. Cela n’accroît pas sa capacité de juger, d’arbitrer et de s’engager. L’Apple Store ne sera jamais l’agora.
Comme le note Ignatieff au détour d’une question, l’existence d’un domaine public séparé de la vie privée des individus suppose une certaine continuité historique dans l’environnement qui les entoure. Hannah Arendt relevait déjà que l’obsolescence croissante des objets courants, là où une table fabriquée par un artisan pouvait jadis durer des décennies voire des siècles, altère en profondeur la réalité de l’homme moderne et sa perception. Nos démocraties médiatiques font la part belle à l’instantané, souligne Ignatieff, en dépeignant « un monde d’images hallucinatoires dont les dimensions temporelles sont très limitées » et où la politique « apparaît comme quelque chose de fantasmatique, un monde rêvé », où règne désormais le sentiment justifié que « les idées politiques qu’on trouve sur le marché […] ne valent pas la peine qu’on se batte pour elles ».
Ah, que la politique était belle !
À Rome, le patricien divisait ses journées entre l’otium et le negotium. Autrement dit, le temps consacré aux affaires se voulait l’antithèse du noble travail sur soi, dédié à l’introspection, aux choses de la vie et de la culture. Aujourd’hui, il n’est plus question de retour sur soi, mais de repli. Pour Castoriadis, la séparation était la logique profonde, « le mouvement intrinsèque du capitalisme − expansion du marché, consommation, obsolescence programmée […] expansion de la domination sur les peuples, non seulement comme producteurs, mais comme consommateurs. »
Ainsi, les identités stables se dissolvent au même rythme que le langage commun et menacent la possibilité même d’une reconnaissance de l’Autre. On parle désormais la novlangue de ses intérêts catégoriels. Traduit en termes concrets, cela donne un échange drolatique où s’exprime le tragi-comique de l’époque : Castoriadis : « [pour les néoféministes] On ne peut comprendre les femmes que si… » ; Lasch : « …que si on est une femme, pour commencer. » Casto : « ou peut-être si on se fait castrer, ou je ne sais quoi » !
Plus sérieusement, comment définir un « moi » et un « nous » ? La société n’assignant plus de rôles sociaux contraignants, nos trois compères peinent à débusquer les dernières traces d’un ciment entre les individus branchés au tout à l’ego. Michael Ignatieff a beau essayer de dégager un caractère, des qualités morales reconnues et promues par l’ensemble de la société, il est tout simplement vain de vouloir leur imprimer un contenu consensuel. Qui peut définir la substance du « vivrensemble », cette religion post-moderne ? Certainement pas ses apologistes, disciples de Stéphane Hessel, dont le catéchisme se réduit à un bréviaire de lieux communs difficilement convertibles en termes politiques. Quand bien même la révolte gagne des foules entières, sa traduction politique fait souvent peine à voir, à l’image de ces familles américaines déclassées qui vomissent le « musulman néo-bolchévique » Obama au sein du Tea Party ou de ces Indignés européens partis en croisade contre l’hydre réactionnaire.
La Culture de l’égoïsme s’achève sur une note de désarroi, sinon de désespoir. Le lecteur partage alors la frustration du spectateur de 1986 devant la clôture d’une disputatio à peine esquissée. Lui reste à dévorer la revigorante postface de Michéa (« L’Âge de l’homme sous le capitalisme ») pour assouvir son appétit intellectuel. Contre la frénésie consumériste et la religion de la croissance, Michéa entend recréer une communauté de sens respectueuse de l’individu.
« Maurrassien ! », crieront certains. Prenant le terrorisme intellectuel à revers, notre postfacier appelle le jeune Marx à la rescousse, arguant que l’homme « est non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société ». Et si le communautarisme bien entendu était une idée neuve en Europe ?
Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis, La Culture de l’égoïsme (postface de J.-C. Michéa), Climats, 2012.
*Photo : lgerghi.
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