Après dix-huit ans de pouvoir, le président russe Vladimir Poutine prépare actuellement sa troisième campagne électorale en vue du scrutin présidentiel crucial de mars 2018. Pour ce faire, il a entamé, depuis le début de l’année 2017, un processus de remplacement, par de jeunes technocrates qui lui sont fidèles, des 85 gouverneurs de région (sortes de « superpréfets »). Ces derniers règnent sur l’immense territoire national. Depuis 2004, ils ne sont plus élus, mais désignés directement par le président russe.
Qu’est-ce que la « verticale du pouvoir »?
Dans ce contexte particulier, avec leur ouvrage La Russie entre peurs et défis, les professeurs Jean Radvanyi, petit-fils de l’écrivaine Anna Seghers et russologue renommé de l’Institut national des langues orientales (Inalco), et Marlène Laruelle, spécialiste du nationalisme russe et de l’eurasisme[tooltips content= »L’eurasisme est une doctrine géopolitique développée dans les années 1930, qui considère l’ensemble formé par la Russie et ses voisins proches, slaves, roumains, grecs ou musulmans, comme une « entité continentale » à part entière, appelée Eurasie. »]1[/tooltips], expatriée aux Etats-Unis, apportent à point nommé un éclairage utile pour comprendre les enjeux – pour la nouvelle puissance russe et pour le reste du monde – de ces élections.
A commencer par l’explication du concept de « verticale du pouvoir », c’est-à-dire le redressement par Vladimir Poutine de l’Etat, de l’économie nationale, de la puissance militaire et du moral d’un pays profondément bouleversé par les transformations brutales résultant de la perestroïka de Gorbatchev puis de l’ère Eltsine.
L’industrie fait grise mine
Des efforts titanesques ont été mis en œuvre depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000 pour juguler les effets de la crise économique et sociale profonde qui frappait la Russie. Mettant en avant son pragmatisme et ses qualités de technicien, le président russe affirme dès son premier mandat sa volonté de « redresser la barre », avant de s’atteler à faire revenir la Russie sur la scène internationale. La montée en puissance russe, notamment après l’annexion de la Crimée en mars 2014 et l’intervention russe en Syrie à compter de 2015, de même que le réarmement du pays, sont aujourd’hui devenus des réalités géopolitiques indéniables.
Cependant, plus d’un quart de siècle après l’effondrement de l’Union soviétique, les travers que sont l’hypercentralisation du pouvoir et la concentration des richesses à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans les régions productrices d’hydrocarbures, perdurent. Les écarts se sont creusés de manière spectaculaire entre les nantis et les déshérités, entre les régions qui sortent leur épingle du jeu et celles qui ont sombré dans une sorte de « sous-développement »; entre l’hypertrophie de la capitale où se concentrent les investissements, les cadres et les chercheurs de haut niveau et la lente agonie de certaines villes oubliées du Grand Nord. L’industrie ne s’est pas suffisamment développée, le pouvoir continuant de s’appuyer en priorité sur l’exploitation des ressources naturelles du pays.
Tous les indicateurs démographiques au rouge
Les deux auteurs dressent ainsi un état des lieux des réalités russes aux plans démographique, économique, politique et social. Leur analyse approfondie permet notamment d’attirer l’attention du lecteur sur les « hauteurs béantes » de la Russie actuelle, expression utilisée par le philosophe, sociologue et caricaturiste Alexandre Zinoviev (1922-2006) dans son ouvrage phare du même nom, pour désigner les affres de la vie quotidienne dans un Etat communiste.
A titre d’exemple, tous les indicateurs sont au rouge en ce qui concerne le déclin démographique russe malgré des mesures gouvernementales pour enrayer la dénatalité. Avec des projections situées entre 122 et 135 millions d’habitants seulement en 2030 (contre 146,8 millions en 2017 !), la Russie est le seul pays développé à connaître un tel déclin statistique (devant le Japon). Un taux de fécondité et une espérance de vie anormalement bas, une surmortalité des hommes, un nombre très élevé de violences conjugales, d’accidents de la route et d’accidents domestiques souvent liés à une surconsommation d’alcool (et notamment d’alcool frelaté), demeurent de véritables plaies qui grèvent l’avenir du pays.
Une certaine idée du monde
Aux contradictions permanentes, aux hantises manifestées quant à l’espace, à la population et à l’identité, s’ajoute chez les Russes une vision particulière du monde qui s’avère déterminante dans leur compréhension des équilibres géopolitiques. Avec une pensée structurée par la catégorisation des Etats en pays de « l’étranger proche » (les anciennes républiques soviétiques), qui ont vocation à ne jamais s’affranchir du giron de la Mère-Patrie russe, et les pays de « l’étranger lointain », la Russie actionne en permanence les leviers d’une stratégie d’influence qu’elle s’emploie à exercer en fonction de ses intérêts nationaux.
Comme nous le pressentions déjà dans un ouvrage paru il y a près de vingt ans[tooltips content= »Ana Pouvreau, Les Russes et la sécurité européenne, L’Harmattan, Paris, 1998. »]2[/tooltips], au fil des élargissements successifs de l’OTAN vers l’Est après la fin de la guerre froide – soit 13 Etats-membres supplémentaires entre 1999 et 2017 – la Russie n’allait pas cesser de se crisper et de développer un « syndrome de la forteresse assiégée ». Les guerres dans l’ex-Yougoslavie – en particulier la campagne de bombardements dans le cadre de l’intervention de l’OTAN au Kosovo (mars-juin 1999), qui selon les autorités serbes aurait fait 2500 morts et 12 500 blessés serbes, suivie de l’installation d’un bouclier antimissile américain sur les marges de l’ancien empire russe, ont jeté du sel sur la plaie.
Qui pour succéder à Poutine ?
L’entrée récente du petit Etat balkanique du Monténégro dans l’OTAN (janvier 2017) a encore aggravé cette perception. L’arrivée au sommet du pouvoir au Kosovo (indépendant depuis 2008) de deux bêtes noires de Moscou, a achevé de révulser les Russes. Hashim Thaçi (élu président du Kosovo en avril 2016) fut en effet accusé en 2008 par Carla Del Ponte, l’ex-procureure du Tribunal pénal international de La Haye, de s’être livré à un trafic international d’organes prélevés à des Serbes déportés et tués. Quant à Ramush Haradinaj (nommé Premier ministre pour la deuxième fois en septembre 2017), il a été inculpé, en mars 2005, par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), pour des crimes de guerre et atrocités, avant d’être acquitté.
Dans ce contexte délétère, entre les peurs qui les minent et les défis qui se dressent devant eux, les Russes s’interrogent déjà sur l’issue du scrutin présidentiel – non pas du scrutin de mars prochain, qui s’apparentera vraisemblablement à un plébiscite en faveur du maître actuel du Kremlin – mais de celui d’après.
De jeunes technos émergent
Une nouvelle garde fait en effet progressivement surface et agite le Landerneau médiatique. Ainsi, Xénia Sobtchak, 35 ans, surnommée la «Paris Hilton russe» et fille de l’ancien maire de Saint-Péterbourg Anatoli Sobtchak (mentor de Poutine), se préparerait à la succession de l’actuel président. Tandis que le plus farouche opposant à Poutine, l’avocat Alexeï Navalny, 41 ans, entend toujours mener campagne, bien qu’ayant été déclaré inéligible jusqu’en 2028 par la commission électorale. Parmi les nouveaux gouverneurs de région nommés directement par le président, de jeunes technocrates ayant fait leurs preuves au niveau fédéral, commencent à percer. C’est le cas de Maxim Rechetnikov, 38 ans, nouveau gouverneur de la région de Perm et de Dimitri Azarov, 47 ans, ancien maire de la ville de Samara et sénateur au sein du Conseil de la Fédération. De beaux parcours jalonnés de succès et comme le veut un dicton russe : « Le passé est à Dieu et l’avenir aux Tsars »…
La Russie entre peurs et défis, Jean Radvanyi et Marlène Laruelle, Armand Colin.
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