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L’art nous colle à la peau

Preuve que l’iconoclasme, même soft, n’est jamais inoffensif


L’art nous colle à la peau
Deux militantes écologistes se collent la main au cadre des Majas de Goya, au musée des Prado, Madrid, 5 novembre 2022. / D.R

En aspergeant de peinture noire les Majas de Goya, les excités de la cause climatique ont vandalisé plus que des tableaux – qui nous appartiennent à tous. Ils se sont attaqués à l’un des plus grands génies de l’humanité, et à notre aptitude à admirer.


La scène a eu lieu dimanche 6 novembre dernier, au musée du Prado, à Madrid, et s’est déroulée selon la maigre liturgie à laquelle s’adonnent, depuis quelques mois, certains collectifs écologiques autoproclamés « de désobéissance civile ». Cette fois, c’est aux cadres de La Maja vêtue (Maja vestida) et de La Maja nue (Maja desnuda), du grand peintre espagnol Francisco de Goya (1746-1828), que se sont englués deux activistes de Futuro Vegetal, après avoir tracé en noir « +1,5°C » sur le pan de mur qui sépare les célèbres toiles. Cérémonie expéditive, prophéties climatiques inaudibles, couvertes par des « ¡Fuera ! ¡Fuera ! » (« Dehors ! Dehors ! ») de visiteurs excédés et nullement prêts à troquer leur billet d’entrée au Prado contre une énième performance sur « les graves conséquences du dérèglement climatique » et « l’urgence à subventionner un système agroalimentaire basé sur les plantes ». Les deux jeunes militants, qu’on aurait dit échappés des « Peintures noires » de Goya et leurs troublantes créatures fantasmagoriques, ont oublié un détail : le peintre des Majas était sourd.

Iconoclasme tendance

Ce n’est pas la première fois que des œuvres d’art sont prises pour cibles. N’en déplaise cependant à ces deux représentants d’un iconoclasme tendance, La Maja nue n’est pas du genre à se laisser impressionner. Peinte entre 1797 et 1800, quelques années avant son double vêtu, elle sourit de se savoir l’un des rares nus féminins de l’histoire de l’art espagnol et d’avoir échappé aux bûchers de l’Inquisition malgré cette pause indécente que nul geste de pudeur ne vient contredire. Les mains croisées derrière la tête, fière d’arborer un ventre de lumière et d’ombre, elle toise, de sa présence de chair, l’œil du séducteur à qui elle s’offre malgré tout, malicieuse et hautaine. Elle toise aussi celui qui filme à ses dépens cette saynète un peu grotesque, où l’on voit la jeune militante tenter de se défaire de son sweatshirt avant de faire le planton, au pied de la belle. N’est pas Maja desnuda qui veut.

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Heureusement pour elle, et aussi pour nous, c’est un autre regard qui l’a filmée il y a peu. Et c’est une autre visite, bien plus agréable, qu’elle et son alter ego ont reçue. Dans son très beau film L’Ombre de Goya (sorti le 21 septembre 2022), José Luis López Linares laisse la parole, le geste et le regard à cet amoureux de Francisco de Goya y Lucientes que fut Jean-Claude Carrière (1931-2021). Dans le sillage des œuvres et l’ombre du grand peintre, celui-ci nous guide, de lieu en lieu, de portrait en paysage, sur le chemin de « ceux qui voient des choses que nous ne voyons pas », les grands artistes. Se retrouvant, au détour d’une salle, face aux Majas, il les regarde, les salue, les admire, se demande à voix haute laquelle des deux il préfère. « J’admire toutes les dentelles, celles du corps, comme celle des coussins », dit-il finalement. Charles Baudelaire n’écrivait pas autre chose dans son Peintre de la vie moderne (1863) lorsqu’il demandait : « Quel poète oserait, dans la peinture du plaisir causé par l’apparition d’une beauté, séparer la femme de son costume ? Quel est l’homme qui […] n’a pas joui, de la manière la plus désintéressée, d’une toilette savamment composée, et n’en a pas emporté une image inséparable de la beauté de celle à qui elle appartenait, faisant ainsi des deux, de la femme et de la robe, une totalité indivisible ? » Jean-Claude Carrière, disparu pendant le tournage du film, n’a pas revu ses Majas. Mais son merveilleux regard, dans l’émouvant adieu qu’il leur fait, nous les a rendues, définitivement, inséparables.

La planète brûle et vous regardez tableaux !

Mais… Qu’importe l’art, en temps de crise climatique ? La planète brûle et vous regardez des tableaux ! La terre est livide et vous parlez peinture ! La rhétorique du militantisme proclimat courageusement parti à l’assaut des musées, qui accompagne les jets de soupe de tomate ou de purée de pommes de terre qu’ont essuyés récemment Le Printemps de Sandro Botticelli à Florence, Les Meules de Claude Monnet à Postdam ou La Jeune fille à la Perle de Johannes Vermeer à La Haye, est toujours la même : une rhétorique « Minute Soupe », épaissie de comparaisons indues et d’alternatives manichéennes. « Êtes-vous plus concernés par la protection d’un tableau ou par la protection de notre planète et du peuple ? » « Qu’est-ce qui a le plus de valeur ? L’art ou la vie ? »

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L’éco-vandalisme, condamné par la direction des musées et les différents ministres de la Culture, fait de la mise en scène de l’irresponsabilité individuelle de ses activistes la planche de salut d’une humanité collectivement coupable dont la rédemption se mesurera à l’aune de sa capacité à se sentir concernée. Et à écouter sans broncher ces jeunes cassandres climato-stressées qui professent leur peur de ne plus pouvoir nourrir leur famille dans une trentaine d’années, dans des lieux – les musées – d’où les contemplent en silence les générations qui les ont précédées, qui n’ont pas eu l’outrecuidance de s’autoproclamer « Last Generation » et qui, face aux défis de leur temps et aux tragédies de leur histoire, ont fait de l’art et de la beauté une merveilleuse façon de ne pas désespérer de l’humanité.

Les chefs-d’œuvre de nos musées nous appartiennent collectivement, nous relient (Baulelaire parle de la « communion » au sein des musées dont « la douce influence attendrit les cœurs ») au-delà d’un « vivre-ensemble » incantatoire et poursuivent une conversation, commencée il y a longtemps, entre l’homme et le monde, entre l’homme et lui-même. Les visiteurs des musées, qu’ils soient pressés ou rêveurs, amateurs d’art ou simples curieux, ramènent toujours de leurs confrontations avec les œuvres quelque chose qui les dépasse et les comble. Les cérémonies narcissiques du militantisme environnemental n’ont rien à faire dans les enceintes des musées, ces lieux où l’on est moins collé à soi qu’à l’accoutumée.

Endommagés par cette énième expédition éco-punitive, les cadres des deux chefs-d’œuvre de Goya – cadres de 1902 et 1912 – d’une valeur historique non négligeable, devront subir des réparations, surtout celui de La Maja nue. Encore elle. Preuve que l’iconoclasme, même soft, même soucieux de choisir comme cible des œuvres recouvertes d’une vitre de protection, n’est jamais inoffensif.

Décembre 2022 - Causeur #107

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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