Les éditions Norma publient un « beau livre » : Art déco & égyptomanie. Tout à la fois instructif et délectable au regard.
De bienfaisants alizés soufflent cet hiver sur les vastes territoires où le mouvement Art déco a posé sa marque. La Cité de l’architecture et du patrimoine déploie, à travers la passionnante exposition Art déco, France/Amérique du Nord, les fastes d’un style qui, alimenté par nos plus talentueux créateurs (de l’architecte Jacques Carlu à l’ensemblier Jacques-Emile Ruhlmann, en passant par d’innombrables peintres, sculpteurs, joailliers, décorateurs de cinéma), s’exporta généreusement outre-Atlantique au tournant des années 1920 pour nous revenir en boomerang jusqu’aux prémices de la Seconde Guerre mondiale…
Dans la mouvance de ce revival égypto-maniaque, les éditions Norma, à qui l’on doit déjà le très beau catalogue qui accompagne la manifestation parisienne, publient à présent, sous la direction de l’émérite et fort érudit collectionneur Jean-Michel Humbert, un autre « beau livre » : Art déco & égyptomanie. Tout à la fois instructif et délectable au regard.
Comment résister au rapprochement de quelques dates ? En 1822, Champollion déchiffre les hiéroglyphes ; en 1912 est mis au jour le buste de Néfertiti ; en 1922 se voit profané le tombeau de Toutankhamon. La découverte de ce trésor réactive l’engouement pour l’Egypte ancienne : elle propage à neuf ses figures revisitées dans l’architecture et la décoration, et jusque dans le théâtre, le cinéma, la publicité… Dans une forme de symbiose remarquable, l’Art déco se réempare de ses icônes, de ses lignes et de ses motifs : disque ailé, sphinx, chorégraphies géométriques – pareillement sur le Vieux continent et en Amérique, tout un réservoir de formes et d’iconographies s’y déverse.
Et ce, aussi bien dans l’art de construire que dans les arts plastiques et industriels : la signature de l’Egypte ancienne paraphe indifféremment, de son chromatisme franc et de sa stylisation épurée, l’ascenseur du Chrysler Building, à New-York ; le temple Rose-Croix de Belém, au Brésil ; la fabrique de cigarettes Carreras, à Londres ; la pharmacie Léon Gros, à Clermont-Ferrand, ou le cinéma Louxor, à Paris ; sans compter les monuments aux morts, les temples maçonniques, les salons de première classe des paquebots, les édifices commémoratifs, le mobilier (Jules Leleu, Pierre Legrain, Marc du Plantier…) et même les parures féminines, de la robe au poudrier…
A lire aussi : De plus en plus, France Culture nous fait mourir de rire
Les partitions de musique s’y mettent également, illustrées de harpistes profilés ou de Cléopâtre déhanchée, de félins se glissant sur les rives du Nil dans un saupoudrage de hiéroglyphes. De Saint-Pétersbourg à la Ville Lumière, l’Egyptomanie contamine bien sûr les arts de la scène: dès 1908, les Nuits d’Egypte s’exportent du théâtre Mariinsky vers le Châtelet sous les auspices des fameux Ballets russes ; la musique du compositeur Florent Schmitt, en 1920, accompagne le ballet Antoine et Cléopâtre à l’Opéra de Paris, tandis qu’une Légende du Nil frappée au coin d’un kitch érotisé s’impose aux Folies Bergères, tableau final du programme 1924-1925.
Et que dire du septième art ! Dans le texte savant qu’il lui consacre, Jean-Luc Bovot le reconnaît : « Entre 1920 et 1940 le cinéma mondial a produit 127 films sur l’Egypte ancienne, mais une trentaine seulement possèdent des éléments Art déco ». Et pourtant, les décors de Paul Iribe marquent de leur emprunte quelques films mythiques, tels Les Dix commandements, de Cecil B. DeMille, lequel, en 1934, immortalisera l’actrice Claudette Colbert dans une Cléopatra d’anthologie…
A lire aussi : Manuel de langue
Jean–Michel Humbert l’observe judicieusement : « L’Egypte, tout comme la Rome antique, empires protecteurs, nous apparaissent plus proches de notre civilisation occidentale hédonique que le Moyen-âge, revêtu de sa cape sombre, cerné d’enceintes, brodé de mâchicoulis, vêtu d’étoffes trop frustes et trop pesantes ». De cette proximité sensible, l’ouvrage qu’il a dirigé de main de maître – y associant les plumes averties d’un Maurice Culot, d’un Emmanuel Bréon, d’un Mathias Auclair ou d’un Daniel Lançon pour ne citer qu’eux – rend compte à merveille. Pointu mais toujours allègre, son propos se recharge au contact d’une iconographie véritablement… pharaonique ! Si le lecteur en parcourt les pages avec ravissement, c’est qu’en archéologues scrupuleux – allant de la vaisselle à la bande dessinée, du péplum aux bacchanales estudiantines et autres bals costumés – les auteurs ont investi, à l’enseigne de l’Art déco, le fertile, stimulant, récréatif musée imaginaire de l’égyptomanie.
——————————————————————————————————-
Art déco & Egyptomanie. Sous la direction de Jean-Michel Humbert. Textes de Jean-Marcel Humbert, Mathias Auclair, Jean-Luc Bovot, Emmanuel Bréon, Hubert Cavaniol, Isabelle Conte, Maurice Culot, Daniel Lançon, Claire Maingon, Laurence Mouillefarine, WilliamPesson, EugèneWarmenbol. Editions Norma, Paris, 2022, 304 pages, 320 illustrations, 49 €.
Exposition Égyptomania. La collection Jean-Marcel Humbert.Musée Dauphinois, Grenoble. Jussqu’au 27 novembre 2023.
A lire également : 1925, quand l’Art déco séduit le monde ; Art déco France-Amérique du Nord ; Alfred Janniot monumental. Egalement aux éditions Norma.
Et aussi (en italien), le très beau livre d’Alessandra Anselmi, L’Avana déco : arte, cultura, societa, Gangemi Editore, Italie, 2022.
L'Avana déco. Arte cultura società. Ediz. illustrata
Price: 80,00 €
3 used & new available from 78,40 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !